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Comment lire « Au-delà du principe de Plaisir » ? - 28/09/16

How to read “Beyond the pleasure principle”?

Doi : 10.1016/j.evopsy.2016.08.001 
Monique David-Ménard  : psychanalyste à Paris (société de psychanalyse freudienne [SPF]), Invited Fellow, Institut for Cultural Inquiry (ICI Berlin)
 29, place du Marché-Saint-Honoré, 75001 Paris, France 

Auteur correspondant.
Sous presse. Épreuves corrigées par l'auteur. Disponible en ligne depuis le Wednesday 28 September 2016
Cet article a été publié dans un numéro de la revue, cliquez ici pour y accéder

Résumé

Objectifs

L’auteure cherche à montrer que le texte de Freud de 1920 est le développement d’une hypothèse, organisatrice d’un champ d’expériences qui semblent d’abord hétérogènes présentée comme telle par lui-même. Il ne s’agit ni d’une intégration des pulsions dans une notion biologique de la mort et de la vie, ni d’une métaphysique, qui unifierait le sexuel et le biologique, c’est une réponse à la question : peut-on mettre en évidence dans la clinique de la psychanalyse un phénomène symptomatique ou culturel dans lequel ce qui relève de la destructivité pulsionnelle soit concevable indépendamment du principe de plaisir comme visée d’une satisfaction de l’appareil de l’âme ? Ce texte a été lu de façon très partielle tant par les psychanalystes favorables ou non à la notion de pulsion de mort (par exemple, Winnicott) que par les philosophes (par exemple, Derrida ou Deleuze).

Méthodes

Resituer la construction d’ensemble du texte et sa logique pour évaluer la portée des trois passages généralement isolés et montés en épingle : le jeu du fort-da chez l’enfant, d’une part, l’idée évolutionniste que les pulsions comme les cellules vivantes ont une tendance interne à aller droit à la mort, enfin la référence au discours d’Alcibiade sur l’amour dans Le Banquet de Platon. La méthode freudienne est ici comparable à celle de Galilée qui multipliait les expériences concevables grâce à l’hypothèse qu’il formulait sur le temps de la chute des mobiles dans le vide : il raisonnait sur de multiples expériences qu’il réalisait en montrant qu’aucune de ces expériences ne permettait d’isoler le facteur que nous appelons, depuis, mouvement uniformément accéléré. Or, c’est cette différence dans l’inadéquation de chaque expérience à l’hypothèse qui valide cette dernière. Freud évoque tour à tour les névroses de guerre, le jeu des enfants, le plaisir des adultes au théâtre tragique, le transfert négatif pour montrer que son hypothèse d’une pulsion de mort indépendante par rapport au principe de plaisir n’est (presque) vérifiée que dans le plaisir des adultes à se représenter une catastrophe de la vie humaine. Elle ne l’est pas dans le cas du jeu des enfants. Tous les autres exemples sont conçus comme des cas de mélange entre les deux principes. C’est cette mise en jeu négative d’une multiplicité d’expériences construites, ici par la clinique, qui l’amène à ce qu’il nomme sa spéculation biologique : cette dernière, à travers toutes les lectures et les hésitations des biologistes de son temps dont il se distingue tour à tour explicitement, vise à préciser comment la destructivité pulsionnelle qui s’annonce dans la répétition transférentielle est l’envers d’une contingence indispensable pour que la destructivité à l’œuvre dans les pulsions mais transposée dans la cure (Übertragung veut dire transposition) puisse inventer dans les formations de l’inconscient et en particulier dans les rêves, de nouveaux circuits et de nouveaux objets dont les matériaux sont comme prélevés sur ce qui risque de mener au circuit court de « la mort ». La spéculation biologique n’est jamais isolée puisque Freud revient ensuite à Eros/Thanatos en lisant Platon, puis à Schopenhauer pour le critiquer en même temps que Fliess qui, lui, croyait à la pulsion de mort biologique et dont l’épistémologie était holiste. Il ne quitte jamais la clinique puisque le texte se termine sur le sadisme et le masochisme comme phénomènes cliniques qui définissent l’érotisation de ce qui tend à une destruction radicale de l’autre et de soi.

Résultats

1. L’hypothèse de la pulsion de mort anticipe les travaux contemporains sur l’apoptose, (Jean-Claude Ameisen, La Sculpture du vivant (Paris 5e éd. collection Points/Seuil 2007) mettant en jeu un rapport analogue dans les deux champs (formation des organismes et formation des pulsions sexuelles) entre la détermination des composantes destructrices et la contingence des facteurs qui retardent la destruction tout en se liant aux facteurs destructeurs. Le résultat est qu’on l’appelle le vivant en biologie, l’inconscient sexué en psychanalyse. L’analyste est l’instrument qui crée les conditions pour que cette nouvelle articulation puisse se faire. Cela distingue le hasard en biologie et la contingence en psychanalyse. 2. En remettant en cause la distinction psychologique de l’intérieur et de l’extérieur pour l’appareil de l’âme, L’Au-delà permet aussi de discuter la thèse de Catherine Malabou dans Les Nouveaux blessés (Paris, Bayard 2007) selon laquelle les neurosciences réfuteraient la conception psychanalytique du trauma. Dans les lésions cérébrales, deux phénomènes distincts sont à l’œuvre ensemble : la destruction anatomique et physiologique du cerveau à partir d’une cause externe, d’une part, et la manière dont le sujet souffre et jouit de cette catastrophe qui n’a rien à voir au départ avec lui, d’autre part. L’extérieur a deux acceptions distinctes. Des facteurs apparemment contingents sont capables grâce au transfert, de transformer le trauma : comme dit Freud, dans l’Évolution, les rencontres de hasard « rajeunissent les cellules ». Ce rajeunissement n’est pas la procréation, et il ne se révèle efficace que parce qu’il se produit dans le voisinage du risque de destruction. Ce « voisinage » doit être pensé différemment en biologie (symbioses) et en psychanalyse (capacité inventive de la pulsion de mort empruntant des matériaux à la destruction).

Discussion

La pensée de Freud dans ce texte se formule dans un vocabulaire et parfois avec des concepts inadéquats : 1. Par exemple, alors que la pulsion de mort et le trauma au sens psychanalytique exigeraient de remettre explicitement en cause l’opposition de l’extérieur et de l’intérieur lorsqu’il s’agit de « l’appareil de l’âme », il continue d’employer ces notions sans les redéfinir explicitement. 2. Ou encore, la multiplicité de ses références à la théorie de l’Évolution en biologie s’accompagne de multiples revirements sur la question de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité des deux champs dans lesquels il repère, explicitement, un mécanisme très proche dans l’intrication entre destruction et transformation qui se révèle inventive après coup. Or, chaque fois que Freud cède au mirage de la découverte d’une origine commune au vivant au pulsionnel, le spectre de Fliess apparaît dans son texte. Puis il s’en dégage avec quelque violence trop allusive. C’est particulièrement net lorsqu’il conjoint Schopenhauer et Fliess pour se dégager des deux en même temps mais sans s’expliquer. Et c’est alors qu’il joue à se faire philosophe en passant dans le registre du mythe platonicien d’Eros. L’inanalysé de son rapport à Fliess trouble sa méthode si remarquable de confrontation entre la clinique et l’hypothèse. Mais ce « trouble » dans la pensée est aussi ce dont traite la discipline qu’il a créée.

Conclusions

L’enjeu épistémologique et philosophique est de réfléchir sur le statut des hypothèses dans la clinique de la vie sexuelle et dans les formations de l’inconscient. C’est pourquoi sans être une science, la psychanalyse a besoin d’un constant voisinage avec les sciences. L’enjeu de la clinique est d’approcher l’originalité de la pratique psychanalytique, qui n’est nullement une discipline impérialiste mais qui se donne les moyens d’explorer et de transformer un aspect de la réalité : la liaison entre souffrance, jouissance et culture.

Le texte complet de cet article est disponible en PDF.

Abstract

Aims

The author seeks to show that Freud's text of 1920 is the development of a hypothesis organising a field of experiences that initially appear heterogeneous, and are indeed presented as such by him. The issue is not that of integrating the concept of drive into a biological conception of life and death, nor is it a metaphysic that could unite sexual and biological conceptions. It is the answer to a question: is it possible, in psychoanalytical practice, to evidence a symptomatic or cultural phenomenon in which what relates to the destructiveness of drive can be envisaged independently from the principle of pleasure, as aimed at satisfying the psychic apparatus? This text has been read in rather fragmented manner, whether by psychoanalysts both in favour of and opposed to the notion of the death drive (Winnicott for instance), or by philosophers (Derrida or Deleuze).

Methods

The overall construction of the text and its logic is reappraised to measure the importance of the three passages that are generally singled out and emphasised: the fort-da game in the child, the evolutionist idea that drives, like living cells, have a tendency to head for death, and the reference to Alcibiades’ tirade about love in Plato's Symposium. The Freudian method here is comparable to that of Galileo, who conducted all possible experiments on the grounds of his hypothesis about the time taken for an object to fall: he reasoned on the basis of numerous experiments, showing that none of them enabled the factor that we now call “uniformly accelerated motion” to be demonstrated. It is the difference in misfit of each experiment with the hypothesis that validates that hypothesis. Freud calls in turn on war neuroses, children's games, adults’ pleasure in tragic drama, and negative transfer to show that his hypothesis of a death drive that is independent from the pleasure principle is verified (almost) solely in the pleasure experienced by adults when envisaging a catastrophe for human life. It is not verified in the case of children's games. All the other examples are given to illustrate cases of a mixture of the two principles. It is this negative implication of many experiments, here in the clinical field, that leads him to what he calls his biological speculation. This speculation, given all the different readings and hesitations of the biologists of his time from whom he explicitly distances himself one by one, is an attempt to explain how the drive for destruction arising from transferential repetition is the downside a contingency that is essential for the destructiveness underpinning drives but transposed during the cure (Übertragung), and how it can, in the formation of the unconscious and in particular of dreams, invent new circuits and new objects, the materials for which are found in what is liable to lead to the shorter circuit of death. Biological speculation is never isolated, since Freud then returns to Eros/Thanatos, reading Plato, and then Schopenhaumler to criticise him along with Fliess, who for his part believed in the biological death instinct, in a holistic epistemology. He never leaves the clinical domain, since the text ends on sadism and masochism as clinical phenomena defining the eroticisation of whatever tends towards a radical destruction of self and other.

Results

1. The hypothesis of the death drive anticipates contemporary work on apoptosis in the two fields (formation of organisms and formation of sexual drive), showing an analogous relationship between the determination of destructive components and the contingency of factors that delay the destruction, while at the same time linking with the destructive factors. The result is that what we call the living in biology is the sexual unconscious in psychoanalysis. The analyst is the instrument creating the conditions for this new articulation to occur. It distinguishes chance in biology from contingency in psychoanalysis. 2. By questioning the psychological distinction between interior and exterior for the psychic apparatus, the Au-delà also enables discussion of the theory of Catherine Malabou in Les Nouveaux Blessés (Paris, Bayard, 2007) according to which the neurosciences refute the psychoanalytical conception of trauma. In cerebral lesions, two distinct phenomena co-occur: the anatomical and physiological destruction of part of the brain as a result of an external cause on the one hand, and on the other the way in which the subject experiences this catastrophe (pain or pleasure) which at the outset has nothing to do with him. The exterior has two distinct acceptations. Apparently, contingent factors can, via transference, transform the trauma. As Freud states in Evolution, chance encounters “rejuvenate cells”. This rejuvenation is not procreation, and it only works because it occurs in the neighbourhood of a risk of destruction. This “neighbourhood” should be envisaged differently in biology (symbiosis) and psychoanalysis (inventive capacity of the death drive, borrowing material from destruction).

Discussion

Freud's thought in this text uses a vocabulary and in some instances concepts that are inadequate: 1. For instance, while the death drive and trauma in the psychoanalytic sense would require explicit reference to the opposition between exterior and interior for the psychic apparatus, he continues to deploy these notions without explicitly redefining them. 2. Again, his numerous references to the theory of evolution in biology are accompanied by numerous changes in direction on the issue of the homogeneity or the heterogeneity of the two fields, in which he explicitly recognises a mechanism that is very close, in the intrication of destruction and transformation, which later proves inventive. Every time Freud gives in to the illusion that he can discover a common origin for the living and drive, the ghost of Fliess turns up in the text. He then shakes him off with rather allusive violence. This is particularly prominent when he joins Schopenhauer with Flies to draw away from both at once, but without any explanation. He then takes on the role of a philosopher, making a detour via Plato's myth of Eros. His relationship with Fliess upsets his method, generally quite remarkable, of confrontation between clinical practice and hypothesis. But this “upset” in his thinking is also the subject matter of the discipline he created.

Conclusions

The epistemological and philosophical challenge is to consider the status of hypothesis in the clinical approach to sexuality and the formations of the unconscious. This is why psychoanalysis, although not a science, needs constant proximity with the sciences. The challenge in clinical practice is to approach the originality of psychoanalytic practice, which is in no way an “imperialistic” discipline, but provides itself with the means to explore and transform an aspect of reality: the link between pain, pleasure and culture.

Le texte complet de cet article est disponible en PDF.

Mots clés : Psychanalyse, Clinique, Spéculation, Hypothèse, Contingence, Pulsion de mort

Keywords : Psychoanalysis, Clinical practice, Speculation, Hypothesis, Contingency, Death drive


Plan


 Toute référence à cet article doit porter mention : David-Ménard M. Comment lire « Au-delà du principe de Plaisir » ? Evol Psychiatr 2016;81(4) :pages (pour la version papier) ou URL [date de consultation] (pour la version électronique).
☆☆ Ce texte est la version française de la communication présentée le 15 avril 2014 au séminaire doctoral « Violence and Ethics » dirigé par Judith Butler à l’Université de Columbia (New York). Il est à ce jour inédit.


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