« Le Premier Cercle » : le Kruzhok de Heidelberg et la nationalisation de la chimie russe - 21/03/08

Doi : 10.1016/j.soctra.2006.05.004 
Michael D. Gordin
Department of History, Princeton University, 08540 Princeton, NJ, États-Unis 

Résumé

Au cours des années 1860 et 1870, la chimie russe fut secouée par une série de vives polémiques nationalistes, accusant les chimistes allemands de chauvinisme, de partialité, et de piller les découvertes de chimistes russes. Ces attaques, émanant de membres éminents de la Société chimique russe (fondée en 1868), furent au coeur de la contribution russe aux thèses les plus anciennes et les plus affirmées selon lesquelles la connaissance scientifique revêtait un caractère national. Le présent article fait remonter les origines de ces controverses à un moment et un lieu précis : l'Heidelberg de la fin des années 1850 et du début des années 1860. Après la cuisante défaite des forces russes durant la guerre de Crimée (1854-1856), le gouvernement russe se résolut à « moderniser » ses principales institutions de façon à concurrencer plus efficacement ses anciens adversaires. Alexandre II et ses ministres décidèrent ainsi d'envoyer des post-doctorants russes dans les meilleures universités occidentales (pour la plupart dans les États allemands) en espérant qu'à leur retour, ces diplômés réussiraient à ériger en Russie des institutions scientifiques modernes. La présente étude se concentre sur le cas des chimistes, dont la plupart se retrouvèrent à l'Université de Heidelberg (à l'instar de leur plus célèbre représentant, D. I. Mendeleïev, qui s'illustra en 1869 par son système de classification périodique des éléments chimiques). Ces chimistes firent à Heidelberg l'expérience d'une profonde coupure les séparant de leurs homologues allemands, et ils s'isolèrent dans leurs propres milieux - en particulier au sein de l'institution urbaine russe du kruzhok ou « cercle ». Ce kruzhok, formé en réaction à une xénophobie allemande perçue, constitua l'institution sociale majeure à partir de laquelle les Russes - une fois rentrés à Saint-Pétersbourg - parvinrent à fonder une Société chimique russe et à établir les bases d'une organisation académique à l'occidentale. Cette incursion en Europe occidentale ne se traduisit donc pas par une soumission hégémonique aux institutions académiques allemandes, mais bien plus par la renaissance d'une forme culturelle russe, qui s'avéra adaptable aux exigences d'une professionnalisation technique et constitua en même temps le coeur d'un nationalisme germanophobe qui allait imprégner les sciences au cours des décennies suivantes. L'article se conclut par l'analyse de trois styles différents de nationalisme scientifique en chimie : le style représentatif, prônant la préférence à l'emploi dans les institutions publiques en faveur des Russes et contre les Allemands ; le style linguistique, qui concerne la (ou les) langue(s) appropriée(s) pour la science ; et le style internationaliste, grâce auquel les Russes se firent les défenseurs du cosmopolitisme dans les sciences afin de s'en prendre à ce qu'ils percevaient comme du chauvinisme allemand.

Le texte complet de cet article est disponible en PDF.

Abstract

In the 1860s and 1870s, Russian chemistry was rocked by a series of charged nationalist polemics, alleging that German chemists had been engaged in jingoism, bias, and poaching the discoveries of Russian chemists. These salvos from leading members of the Russian Chemical Society (established 1868) formed the core of the Russian contribution to some of the earliest and clearest claims that natural knowledge revealed a national character. This paper traces the origins of these disputes to a specific location: Heidelberg in the late 1850s and early 1860s. After the humiliating defeat of Russian forces by a Western European coalition in the Crimean War (1854-1856), the Russian government resolved to “modernize” its major institutions to enable it to compete more effectively against its former opponents. Alexander II and his ministers decided to export Russian postdocs to leading Western universities (mostly in the German states) hoping that these graduates would be able to erect modern scientific institutions within Russia upon their return. This paper focuses on the chemists among them, most of whom ended up at Heidelberg University (including their most famous representative, D. I. Mendeleev, later renowned for his 1869 formulation of the periodic system of chemical elements). While there, they experienced profound alienation from their German peers, and retreated to their own environments — particularly the Russian urban institution of the kruzhok or “circle.” This kruzhok, formed as a reaction to perceived German xenophobia, was the major social institution upon which the Russians — once back in St. Petersburg — could construct a Russian Chemical Society and the basic institutions of Western scholarship. The supposed venture into Western Europe resulted not in a hegemonic submission to the institutions of German academia, but rather to a revitalization of a Russian cultural form that proved both adaptable to the demands of technical professionalization and became a kernel for a Germanophobic nationalism that would permeate the sciences in the ensuing decades. The paper concludes with an analysis of three different styles of scientific nationalism in chemistry: the representative, concerning the preferential employment of Russians over Germans in state institutions; the linguistic, about the proper national language(s) for science; and the internationalist, whereby Russians defended the cosmopolitan in science to attack perceived German jingoism.

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Mots clés : Chimie, Russie, Institutions académiques, Nationalisme scientifique, Professionnalisation

Keywords : Chemistry, Russia, Academic institutions, Scientific nationalism, Professionalisation


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Vol 48 - N° 3

P. 286-307 - juillet-septembre 2006 Retour au numéro
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