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Le trauma de guerre comme moteur d’écriture : analyse patho-littéraire et psycholinguistique de Louis-Ferdinand Céline - 09/08/19

War trauma as the driving force of the written word: Patho-literary and psycholinguistic analysis of Louis-Ferdinand Céline

Doi : 10.1016/j.evopsy.2019.07.001 
Yann Auxéméry, Dr.  : Service Médical de Psychologie Clinique Appliquée à l’Aéronautique
 Hôpital d’instruction des Armées Percy, 101, avenue Henri-Barbusse, 92140 Clamart, France 

Auteur correspondant.
Sous presse. Épreuves corrigées par l'auteur. Disponible en ligne depuis le Friday 09 August 2019
Cet article a été publié dans un numéro de la revue, cliquez ici pour y accéder

Résumé

Objectif

La récente problématique de réédition des pamphlets de céliniens a remis à l’ordre du jour cette question terrible de l’antisémitisme chez Céline, que beaucoup considèrent parallèlement comme l’un des plus grands auteurs de l’ère contemporaine. Il n’est plus question aujourd’hui de rejuger après les magistrats, ni de psychanalyser un mort, mais de comprendre, un peu davantage s’il en est, les textes et l’auteur.

Nos dernières lectures de l’œuvre nous font poser l’hypothèse du traumatisme psychique comme axe fondamental de la carrière médicale et littéraire et, peut-être, expliquant, au moins en partie, les écrits maudits.

Méthodes

Nous proposons une analyse psycho-littéraire des textes avant de nous risquer à leur étude psycholinguistique. Ne pouvant avoir l’ambition d’exhaustivité face à une œuvre infinie, d’autant si l’on ajoute les articles et la riche correspondance, nous retenons trois publications en suivant leur chronologie : la thèse de médecine apparaissant comme premier écrit littéraire, le roman Voyage au Bout de la Nuit entraînant la consécration, les quatre pamphlets que nous abordons sous forme d’un texte unique pour plus de fluidité.

Résultats

Le style littéraire de celui qui ne se revendiquait que de celui-là : « je suis un spécialiste du style », répétait-il, matérialise l’échec de l’écriture face à la guerre de 14, sur un mode mi-surréaliste, mi-expressionniste. Face aux ravages du chaos, l’écriture peine à dire quelque chose de nouveau, émancipateur des vieilles littératures n’ayant pu empêcher le massacre. Céline tourne en boucle autour, des mots, on ne peut transmettre aisément l’indicible. Les événements violents du front perturbent à vie. Voilà le trauma psychique qu’avait vécu Céline, touché par un obus, effroi, éclatement de la conscience. Il n’avait pas réussi à ordonner, alors, il avait désordonné du mieux possible, ses mots. Nécessité à l’éclairage de l’humanité, avenir de la littérature, portée d’un voyeur obligé. Témoigner des blessures coupables, auto-entretenues. Bribes de phrases. Blancs occupés d’argot, insulte, néologisme… Trois petits points à défaut, mieux que rien… Céline s’accroche aux limites de la littérature. Cette incapacité des lettres apparaît traumatique en elle-même pour l’écrivain, traducteur de l’espace sociétal. Alors, sans autre possibilité que la répétition, cette écriture offre paradoxalement de continuer à vivre, vers la notoriété, belle ou moche, mais surtout, vers la postérité et donc, la vie éternelle. Malgré la haine qu’il dressait contre lui, consciencieusement, Céline développait parallèlement un mythe protecteur alliant génie et folie. Il manœuvrait la subversion afin d’exister contre les uns, puis les autres, au gré des vents… Cristallisant sur son être toutes ces haines, n’hésitant pas à leur chanter que la défaite était écrite, d’un côté, comme de l’autre… Quelles que soient les circonstances il se rapprochait toujours un peu plus de la mort en savourant chaque menue avancée… Orfèvre ciselant le verbe afin de tutoyer la rupture, l’apprivoiser, presque la revivre, telle une reviviscence. La littérature épuisant jusqu’au dernier souffle… Abattu d’avoir tant réécrit, jusqu’au bout. Personne ne l’avait tué finalement, nazis, résistants, collabos, épurateurs… On n’assassine pas un invalide de guerre, ni un génie littéraire, ou celui qui vous soigne. Il avait gagné l’éternité grâce aux mots, on polémique encore…

Discussion

Le style célinien apparaît marqué d’anomie, incapacité a réellement exprimer un vécu intime. Bien là malgré cette manie à essayer de le noyer sous les mots, comme pour le préserver. L’émission laborieuse se réduit entre pauses et hésitations, se ralentissant, jusqu’à reculer. Les mots introuvables sont remplacés par des mots vides, truc, machin. Quelquefois, dans un effort magnifique, Céline essaie d’aller au-delà, de se lancer par-dessus le gouffre. Les mots se bousculent en formules circonlocutoires et périphrasiques, jusqu’à l’approximation synonymique, la paraphasie sémantique. Un labyrinthe verbal laissant prisonnier des phrases, tournant en rond autour du même point, le silence, qui se répète, trois petits points… Voilà où le trauma apparaît plus que jamais : dans la répétition linguistique du vide. Par d’autres répétitions phonologiques et syntaxiques, la langue réitère le traumatisme, l’indicibilité. Blessure du langage. Plus l’on tente de s’approcher de la vérité, plus les mots s’affolent, bégaiements, persévérations de fin de phrase, auto-écholalie. Reviviscences dans la parole de mots rabâchés, onomatopées rappelant les combats, faillites du langage. C’est toujours là, comment dire ? Tel un automate verbal, les conjonctions de coordination tentent de rattacher les syntagmes et les phrases ne possédant aucune interaction logique manifeste. La parole ne peut franchir cette incohérence. Lire, écouter ce discours blessé est difficile, ardu, désagréable, entraînant un malaise, une nausée même, comme s’insinuant dans la pensée en y dissociant quelques éléments, la contagion guette. L’on se perd au bout d’une désorganisation phrasique et discursive. La difficulté d’ordonnancement des propositions, de progression du discours, confronte à une sorte de retour en arrière permanent, confinant à l’antériorité de la blessure, toujours là. Le verbe prend la forme d’un relâchement du tissu des énoncés, d’un patchwork d’énoncés, jusqu’à l’agrammatisme. Céline découvre ce que nous appelons un syndrome psycholinguistique post-traumatique, expression de la dissociation du trauma dans la langue. L’anomie témoigne de l’instant d’indicibilité de l’effroi, point de mot pour exprimer cette horreur, figée dans les yeux, les oreilles, et tout le corps aussi, jusqu’à la plicature. Les répétitions linguistiques correspondent aux reviviscences, ecmnésies de ce drame intime, cette confrontation au vide, au vide de mots, blessure traumatique en elle-même, déshumanisante, reniant l’être de langage qu’était l’homme. Les perturbations discursives impriment une impression de dissociation aux phrases, telle la conscience à l’instant traumatique, éclatement des perceptions, du corps, de l’esprit.

Conclusion

Certains l’ont cru paranoïaque, mélancolique, narcissique, névrosé grave. Quoiqu’il en fut, Céline reste très actuel, alimentant des débats semblant insolubles. L’antisémitisme ? L’histoire le dirait, ou pas. Peut-être qu’un étudiant pourrait éclairer cela différemment un jour, au-delà de l’université, en 2050, la paix des cimetières… Céline avait-il préféré montrer l’ignominie de l’antisémitisme plutôt qu’une vilenie pire encore ? C’était possible ! Une vérité sur la nature humaine.

Les textes maudits n’ont plus été réédités, conformément aux dernières volontés de l’auteur puis de ses ayants cause. Sauf au Canada récemment, où la fin des droits est inférieure à une décennie par rapport à la France. Pourquoi la ré-édition Outre-Atlantique : une histoire commerciale ? Pas besoin de vieux textes pour que la haine persiste. Il y a quelques semaines, des barbares ont tagué des croix gammées sur la façade de la mairie du XIIIe arrondissement de Paris. Que faire ? Condamner les actes, ce n’est pas nouveau. Pourra-t-on encore lutter longtemps contre la faillite du langage ?

Le texte complet de cet article est disponible en PDF.

Abstract

The recent controversy around the re-edition of Céline's pamphlets has revived the thorny question of his anti-Semitism, while at the same time many consider him to be one of the greatest contemporary authors. It is no longer a question today of taking a dead person before magistrates, nor of subjecting him to psychoanalysis, it is rather a matter of understanding, as far as possible, the texts he has left.

Our recent return to these texts leads us to suggest the hypothesis of psychic trauma as the guiding thread of his medical and literary career, possibly also explaining, at least in part, the incriminated writings.

Methods

We propose a psycho-literary analysis of the texts, and then venture into the field of psycholinguistic study. Since we cannot be exhaustive on the subject of this extensive corpus, especially if we add his articles and correspondence, we have selected three publications in chronological order: his medical thesis, which appears as his first literary production, the novel Voyage au bout de la nuit, which led to his consecration, and the four pamphlets, which we approach as a single text for greater simplicity.

Results

The literary style of this writer, who repeatedly laid claim only to that aspect (“I am a specialist of style”), materialises the failure of the written word to apprehend the 14–18 war, in a way that is half surrealistic and half expressionist. In the ordeal of chaos, the written word struggles to find something new to say, and thus escape from the earlier literature unable to prevent the massacre. Céline revolves incessantly around words: the unspeakable cannot be spoken. The violent events on the war front overturned life. This was the trauma sustained by Céline, injured by a shell, by fright, by the atomisation of conscience. He could not reorder things, so he reordered his words as best he could: the need to enlighten humanity, the future of literature, the outreach of a constrained witness–telling us of the self-sustained, guilt-laden injuries. Fragments of sentences, blanks filled with slang, insults, neologisms–and failing that, three little dots, better than nothing. Céline was hanging onto the boundaries of literature. This inability in the letters appears traumatic in itself for the writer and “translator” of the social world. As a result, when the only resort was repetition, paradoxically these writings afforded the option of continuing to live, moving towards fame, whether for the right or the wrong reasons, and above all towards posterity and eternal life. Despite the hatred he consciously aroused, alongside, Céline fostered a protective myth combining genius and insanity He manipulated subversion in order to exist in the face of others, or others again as the wind turned. Crystallising all this hatred on his person, readily telling people that defeat was written in stone, for either side–whatever the circumstances he drew ever closer to death, enjoying every step in that direction. A silversmith working on words so as to reach breaking point, to tame it, even to relive it, in a form of traumatic reliving. Literature up to the last breath–exhausted for having re-written things for so long, until the end. In the end, no-one killed him–the Nazis, the resistance, the collaborators, the purge: you cannot kill a war veteran, nor a literary genius, nor the physician caring for you. He had earned eternity by way of words, and the controversy goes on.

Discussion

Céline's style is characterised by anomie, or the inability to actually put intimate experience into words. It is pervasive, despite his determination to drown it in words, as if to preserve it. The painful delivery hovers between pauses and hesitations, slowing, and even retreating, which leads to even greater confusion. Words he cannot find are replaced by stop-gaps–“truc”, “machin”. Sometimes, in a supreme effort, Céline attempts to move beyond, to leap over the gulf. The words jostle, the syntax is circumlocutory, periphrastic, with approximate synonyms and semantic periphrases. This forms a verbal labyrinth imprisoning the sentences, revolving around a single point–silence, repeatedly, three little dots. This is where the trauma appears more than anywhere else: the linguistic repetition of a void. By way of other phonological and syntactic repetitions, the language reiterates the trauma, the unspeakable–the closer one draws to the truth, the more agitated are the words, with stammer, perseveration at the end of sentences, echolalia. These repetitions, onomatopoeias recalling the combat, and failures of language are forms of reliving of the trauma, and they are pervasive. In the manner of a verbal robot, the conjunctions attempt to link syntagma and sentences that exhibit no clear logical interaction. Words cannot overcome this incoherence. Reading, hearing this wounded discourse is difficult, arduous, unpleasant, unsettling and even nauseous, seeming to penetrate thought by dissociating certain elements: there is a threat of contagion. We are bewildered by the disorganisation of the sentences and discourse. The difficulty ordering clauses, and the progression of the discourse confront us with a constant return backwards, towards a time before the injury, still present. The written word takes the form of a flood of utterances, a patchwork, verging on agrammatism.

Céline experienced what we define the post-traumatic psycholinguistic syndrome, expressing the dissociation of the trauma in language. Anomie reflects the experience of the unspeakability of the fright endured, where there are no words to express the horror that persists in the eyes, ears and body. The repetitions of language are a form of reliving, of ecmnesia of this personal ordeal, this confrontation with the void - the void of words, an injury that is in itself traumatic, de-humanising, denying the speaking being that man once was. The disruption of discourse endows the sentences with an impression of dissociation, as for consciousness in the traumatic moment, an atomisation of perceptions, the body and the mind.

Conclusion

Some considered he was paranoid, melancholic, narcissistic, or seriously neurotic. In all events Céline still has relevance today, and fuels debates that appear insoluble. Anti-Semite? History may or may not decide. Perhaps a student in 2050 could cast a different light, beyond the academics and the peace of the war graves. Did Céline prefer to exhibit the disgrace of anti-Semitism rather than still worse villainy? Perhaps. A truth about human nature.

The much-maligned writings have not been re-edited, in accordance with the wishes of the author himself and then his descendants. Except recently in Canada where the end of authorship rights is shorter than in France by ten years. Why are they re-published on the other side of the Atlantic? A commercial enterprise? We do not need writings from the past for hatred to persist. A few weeks ago, barbarians tagged swastikas on the frontage of a town hall in Paris. What should we do? There is nothing new in the condemnation of these acts. Can we keep up the struggle against the failure of language?

Le texte complet de cet article est disponible en PDF.

Mots clés : Céline Louis-Ferdinand, Antisémitisme, Traumatisme psychique, Guerre, Syndrome post-traumatique, Littérature, Linguistique, Syndrome psycho-linguistique post-traumatique

Keywords : Louis-Ferdinand Céline, Anti-Semitism, Psychic trauma, War, Post-traumatic stress disorder, Literature, Linguistic, Post-traumatic psycholinguistic disorder


Plan


 Toute référence à cet article doit porter mention. Auxéméry Y. Le trauma de guerre comme moteur d’écriture: analyse patho-littéraire et psycholinguistique de Louis-Ferdinand Céline. Evol psychiatr. 2019; 84 (3): pages (pour la version papier) ou adresse URL et date de consultation (pour la version électronique).


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