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Étude des références pronominales à soi dans les témoignages d’événements traumatiques de guerre et d’attentats - 16/06/22

The use of personal pronominal references in personal testimonies of traumatic and violent events

Doi : 10.1016/j.evopsy.2022.03.005 
Frédérique Gayraud a, Yann Auxéméry b, , c
a Laboratoire Dynamique du Langage, UMR 5596, CNRS, Université Lyon-II, 14, avenue Berthelot, 69363 Lyon cedex 7, France 
b Université de Lorraine, UR 4360 APEMAC « Adaptation, mesure et évaluation en santé. Approches interdisciplinaires » – Équipe EPSAM, campus de l’île du Saulcy, 57000 Metz, France 
c Centre Hospitalier de Jury-les-Metz, Hôpital de jour – Centre de réhabilitation pour adultes, 12, rue des Treize, 57070 Metz, France 

Auteur correspondant.

Résumé

Objectifs

L’expérience traumatique s’avère caractérisée par l’« indicibilité » : point de mot pour réellement exprimer, pour traduire, pour se représenter l’horreur traversée. Et pourtant, paradoxalement, l’accès principal à notre connaissance de la dissociation traumatique provient de ce que les patients arrivent à nous en dire ne serait-ce que partiellement, chaotiquement… Les empreintes lexicales, syntaxiques et pragmatiques du trauma dans le discours, que nous avons baptisées syndrome psycholinguistique traumatique (SPLIT), s’expriment selon une dissociation automatico-volontaire prenant forme graduelle : plus le trauma apparaît présent et plus les stigmates psycholinguistiques se manifestent ; plus le sujet s’éloigne psychiquement du trauma et de ses conséquences, plus le discours regagne l’état nominal. Comment le sujet peut-il redevenir maître de sa propre vie, de sa propre parole, sans que le trauma ne la contraigne ? Comment le sujet arrive-t-il parfois, seul ou avec l’aide d’autrui, à s’extraire de ses reviviscences par la narrativisation de la scène traumatique ? Ces espaces de retour au « je » n’ont jamais été étudiés en langue française dans le discours de patients souffrant de trouble de stress post-traumatique. Outre la forme linguistique « je », quelles sont les autres formes utilisées (personnelles, exclusives, inclusives, génériques) par les locuteurs de récits traumatiques dans leurs discours afin de faire référence à eux-mêmes ?

Méthodes

À partir des témoignages de survivants du Bataclan recueillis immédiatement après l’attentat puis quelques années plus tard, ainsi qu’à partir des récits produits par des patients militaires souffrant de trouble de stress post-traumatique chronique, nous analysons, grâce à l’étude linguistique précise des marqueurs pronominaux, comment les locuteurs font référence à eux-mêmes.

Résultats

Une analyse détaillée des formes pronominales et des différentes valeurs qu’elles signifient, nous a conduit à quatre principales découvertes : (i) surreprésentation de la première personne dans les récits traumatiques, tant par l’emploi du pronom « je » que par les autres pronoms incluant le locuteur ; (ii) prédominance de l’emploi des valeurs pronominales génériques dans les récits traumatiques ; (iii) utilisation préférentielle de la valeur exclusive du pronom « on » dans le corpus « Guerre d’Afghanistan » ; et enfin (iv), le déroulé temporel de ces trois premiers résultats suit la chronologie de la clinique évolutive du trouble de stress post-traumatique.

Discussion

Les récits traumatiques contiennent significativement davantage d’occurrences du pronom « je », mais aussi d’autres formes de références à soi-même comparativement aux sujets témoins. L’évocation à la première personne témoigne principalement de la singularité du trauma : ce qui est traumatique pour quelqu’un, à un moment particulier de son histoire, ne le sera pas forcément pour quelqu’un d’autre qui traverserait la « même » épreuve aux sens des coordonnées objectives (lieu, date des faits, intensité des sons, étendue de lésions physiques, etc.). Dire « je » c’est aussi lutter contre les symptômes dissociatifs, au premier rang desquels la dépersonnalisation confinant à la réification et à la désubjectivation. Cependant, le trauma s’accroche aux premières tentatives de s’en extraire : la prééminence du pronom « je » apparaît parallèlement telle une marque de la répétition dans le discours, disjonction entre les dimensions lexicales et pragmatiques de l’énonciation. Pour cause de dissociation massive, le « je » discursif renvoie même parfois à un asubjectif dans la scène traumatique tel un « Out of Langage Experience » : le sujet dit quelquefois « je » mais sans parler de lui. En outre, l’emploi des pronoms génériques est retrouvé avec une plus grande fréquence dans les récits d’événements traumatiques, notamment dans le corpus du « Bataclan différé », alors que les témoins les utilisent significativement moins. En employant « tu » ou « vous » générique, c’est comme si le locuteur disait : si vous aviez été à ma place, voilà ce que vous auriez éprouvé, vu, entendu, pensé, car n’importe quel humain, dans ces circonstances, éprouverait ce que j’ai éprouvé. En un sens, je suis donc un être humain « normal » mais en même temps, j’évite ma propre subjectivité, ce qui reste une forme de dépersonnalisation. Par l’utilisation d’un « vous » générique, voire même davantage par un « tu » familier, un changement de perspective cognitive adoptée pour décrire le vécu, le sujet blessé psychique décrit l’expérience de l’extérieur. Ainsi, le processus de dissociation traumatique se protège toujours, voire s’étend, en incluant l’interlocuteur dans la scène traumatique, en suggérant une quête empathique, comme pour l’en rendre captif, témoin invité ou participant obligé de la scène verbale. Enfin, alors que les témoins emploient « je » et « on » de manière équivalente, chez les sujets blessés psychiques, plus l’on s’éloigne du trauma temporellement alors que ses conséquences cliniques persistent, plus l’utilisation du pronom « je » augmente et plus l’emploi du pronom « on » diminue tout en se polarisant sur un caractère exclusif ou générique. De telles évolutions croisées, témoignant en même temps d’une tentative de recours à l’affirmation de soi et de la dissolution dans un collectif extérieur, restent une marque de la dissociation traumatique dans le discours. Ces résultats concordent avec l’évolution chronologique de la clinique post-traumatique de la phase immédiate marquée de trouble de stress aigu, à la phase différée souvent lieu d’une période intermédiaire latente, puis aux symptômes chroniques évoluant vers des souffrances multiples.

Conclusion

L’approche linguistique peut nous offrir à la fois de comprendre les marques générales de la blessure psychique dans le discours et le traumatisme au sens de la singularité du vécu. Alors que le syndrome psycholinguistique traumatique résulte de la blessure du langage constitutive du trauma, inversement, c’est une parole singulière qui permet de s’extraire des reviviscences. Sans doute que des processus salvateurs surviennent notamment grâce à la relation intersubjective entre le patient et autrui, par la co-construction d’un discours. L’analyse de la restauration de ce langage, et en particulier des marques pronominales, pourrait unifier une conception spécifique de l’apaisement des conséquences traumatiques tout en définissant des marqueurs linguistiques objectifs offrant d’évaluer l’efficacité des traitements recommandés.

Le texte complet de cet article est disponible en PDF.

Abstract

Objectives

The traumatic experience is characterized by “unspeakability:” there are no words to truly express, to translate, to represent the horror. And yet, paradoxically, the main access to our knowledge of traumatic dissociation comes from what patients manage to tell us, if only partially, chaotically… The lexical, syntactic, and pragmatic imprints of the trauma on discourse, which we have baptized psycholinguistic traumatic syndrome (SPLIT), are expressed according to an automatico-voluntary dissociation taking gradual form: the more the trauma appears present, the more the psycholinguistic stigmata manifest themselves; the more the subject psychically moves away from the trauma and its consequences, the more the discourse returns to the nominal state. How can the subject become master of his own life, of his own speech, without being constrained by trauma? How do some subjects manage, alone or with the help of others, to extract themselves from their flashbacks by narrativizing the traumatic scene? These spaces of return to the “I” have never been studied in French in the discourse of patients suffering from posttraumatic stress disorder. In addition to the linguistic form “I,” what other forms (personal, exclusive, inclusive, generic) do speakers of traumatic narratives use in their discourse in order to refer to themselves?

Methods

Based on the testimonies of survivors of the Bataclan attack collected immediately after the event and a few years later, as well as on the narratives produced by military patients suffering from chronic posttraumatic stress disorder, we analyze, through the precise linguistic study of pronominal markers, how the speakers refer to themselves.

Results

A detailed analysis of the pronominal forms and the different values they signify led us to four main findings: (i) over-representation of the first person in traumatic narratives, both by the use of the pronoun “I” and by others pronouns including the speaker; (ii) predominance of the use of generic pronominal values in traumatic narratives; (iii) preferential use of the exclusive value of the pronoun “on” in the “War in Afghanistan” corpus; and finally (iv), the temporal unfolding of these first three results mirrors the habitual chronology that characterizes the clinical evolution of posttraumatic stress disorder.

Discussion

The narratives of trauma survivors contain significantly more occurrences of the pronoun “I,” but also other forms of self-reference, compared to control subjects. The use of the first-person pronoun mainly reflects the singularity of the trauma: what is traumatic for one person at a particular moment in his or her history will not necessarily be traumatic for someone else who, objectively, went through the same ordeal (in terms of place, date of the event, intensity of the sounds, extent of physical injuries, etc.). To say “I” is also to fight against dissociative symptoms, first and foremost depersonalization bordering on reification and desubjectification. However, the trauma clings to subjects’ first attempts to extract themselves from it: the preeminence of the pronoun “I” appears in parallel as a mark of repetition in the discourse, a disjunction between the lexical and pragmatic dimensions of enunciation. Because of massive dissociation, the discursive “I” sometimes even refers to a form of asubjectivity in the traumatic scene, an “Out-of-Language Experience:” the subject sometimes says “I” but without talking about her/himself. Moreover, the use of generic pronouns is found with greater frequency in accounts of traumatic events, particularly in the “later Bataclan” corpus, whereas controls use them significantly less. By using the generic “vous” (the formal or plural form of second-person address) or the informal “tu” (“you”), it is as if the speaker were saying: if you had been in my place in that circumstance, this is what you would have felt, seen, heard, thought, because any human, in those circumstances, would feel what I felt. In a sense, I am a “normal” human being, but at the same time, I avoid my own subjectivity, which is a form of depersonalization. Through the use of a generic “you,” or even more so through a familiar “you,” a change in cognitive perspective is adopted to describe the experience; the psychically injured subject looks at the experience described from the outside. Thus, the process of traumatic dissociation remains untouched, or even extends itself, by including the interlocutor in the traumatic scene, suggesting an empathic quest, as if to make him or her a captive, an invited witness, or a forced participant in the verbal scene. Finally, while the control subjects use “I” and “on” (a commonly used French pronoun that expresses, alternately or simultaneously, “one” and “we”) in an equivalent way, with the psychologically injured subjects, the further one moves away temporally from the trauma while its clinical consequences persist, the more the use of the pronoun “I” increases and the more the use of the pronoun “on” decreases, while the latter takes on an exclusive or generic character. These intersecting evolutions, which suggest an attempt to resort to self-affirmation and to a dissolution into an external collective, signal the presence of traumatic dissociation in the discourse. These results are consistent with the chronological clinical evolution of posttraumatic stress disorder from the immediate phase marked by acute stress disorder, to the deferred phase, which is often followed by an intermediate latent period, and then to chronic symptoms evolving into a multiplicity of suffering.

Conclusion

The linguistic approach can offer us both an understanding of the general marks of the psychic wound in the discourse and of the trauma, in the sense of the singularity of the experience. While traumatic psycholinguistic syndrome results from linguistic wound constitutive of the trauma, conversely, it is a singular word, which makes it possible to extract oneself from flashbacks. Undoubtedly, life-saving processes occur thanks to the intersubjective relationship between the patient and others, through the co-construction of a discourse. The analysis of the restoration of this language, particularly its pronominal forms, could unify a specific conception of the alleviation of traumatic consequences while defining objective linguistic markers that could help clinicians evaluate the effectiveness of recommended treatments.

Le texte complet de cet article est disponible en PDF.

Mots clés : Traumatisme psychique, Trouble de stress aigu, Trouble de stress post-traumatique, Psycholinguistique, Pronom, Psychiatrie, Linguistique, Agentivité

Keywords : Psychological trauma, Acute stress disorder, Posttraumatic stress disorder, Psycholinguistics, Psychiatry, Linguistics, Pronoun, Agency


Plan


 Toute référence à cet article doit porter mention. Gayraud F, Auxéméry Y . Étude des références pronominales à soi dans les témoignages d’événements traumatiques de guerre et d’attentats. Evol psychiatr. 2022; 87 (2): pages (pour la version papier) ou adresse URL et date de consultation (pour la version électronique).


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Vol 87 - N° 2

P. 327-346 - juin 2022 Retour au numéro
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