A. Péchereau
Ces quarante dernières années, l’ophtalmologie a évolué de façon extrêmement rapide sur le plan des connaissances, des pratiques et de l’organisation professionnelle. L’ophtalmologie est probablement la discipline médicale qui a le plus évolué et ceci de façon identique dans toutes ses surspécialités — c’est la méconnaissance des autres surspécialités qui nous fait croire que la nôtre a le plus avancé. Nous sommes passés de l’ophtalmologiste généraliste àl’hyperspécialiste. On peut même se demander si, dans vingt ou cinquante ans, les ophtalmologistes de différentes surspécialités pourront toujours dialoguer entre eux, comme le montre la notion de dominance oculaire telle qu’elle sera abordée dans cet ouvrage. C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire d’écrire ces quelques lignes au début du Rapport afin que tout ophtalmologiste, quel que soit son mode d’exercice, puisse donner un conseil pertinent àtous ses patients, amis et membres de sa famille.
Plusieurs fois dans ce Rapport sera abordé le côté symptomatique du strabisme, de l’amblyopie, du nystagmus, etc., aussi bien chez le nourrisson et l’enfant que chez l’adulte. Plus l’enfant est petit, plus la nécessité de le voir de façon rapide est une nécessité : l’accommodation débutant dès le premier mois de la vie, le port de la correction optique totale de façon très précoce peut empêcher de façon définitive le strabisme de s’établir et la vision binoculaire de se dégrader. Devant ces symptômes, une consultation avec un délai de quelques semaines tout au plus doit être obtenue. Chaque ophtalmologiste doit pouvoir répondre lui-même ou déléguer àun collègue pour que ces délais soient respectés.
Tout enfant vu en consultation avant l’âge de six ans ou tout enfant ayant une plainte fonctionnelle doit avoir systématiquement lors de sa première consultation un bilan comprenant une réfraction objective sous cycloplégique (cyclopentolate ou atropine) et un fond d’œil.
Il a été démontré que le port de la correction optique totale peut diminuer l’incidence du strabisme par 3 (dans les conditions définies à la section « Correction optique » du chapitre 4 ).
Chez l’enfant, la réfraction est une variable qui évolue au cours du temps (cf. chapitre 4, « Réfraction » ). Sa connaissance est toujours imparfaite. Ce sont la multiplication des cycloplégies et le port de la correction optique totale qui sont le seul moyen de s’adapter àl’évolution de cette variable.
Chez l’enfant, le port de façon intermittente de la correction optique est un non-sens physiologique. La situation est binaire. C’est à l’ophtalmologiste de prendre cette décision et d’être convaincant car convaincu.
La prise en charge d’une amblyopie est une succession de décisions concernant le bilan (cycloplégie et fond d’œil) et la thérapeutique avec des risques d’augmentation de la déviation strabique et de l’amblyopie àbascule. De ce fait, seul l’ophtalmologiste est qualifié pour cette prise en charge. L’orthoptiste a parfaitement sa place dans l’accompagnement de cette prise en charge et dans la surveillance ; mais c’est àl’ophtalmologiste de conduire l’éducation visuelle de l’œil amblyope. Rappelons que l’orthoptie classique et l’orthoptie contemporaine — qui n’est qu’une orthoptie classique avec des moyens contemporains — ont démontré dans ce domaine leur inefficacité et leur absence d’innocuité (cf. chapitre 6, « Amblyopie » ).
Une tendance actuelle veut qu’une amélioration même discrète de la fonction visuelle de l’œil amblyope soit un succès. Cela est une grossière erreur. Une différence d’acuité visuelle de plus d’une ligne en notation logarithmique est une amblyopie. Seule l’isoacuité peut être considérée comme un succès thérapeutique. C’est l’objectif de toute prise en charge d’une amblyopie avant six ans. Avec les règles actuelles et sauf circonstances anatomiques particulières, nous pouvons atteindre cet objectif dans 90 % des cas.
Il est maintenant prouvé que l’anomalie de correspondance rétinienne doit être respectée. Son traitement par les méthodes classiques et contemporaines est inefficace et aggrave les risques de diplopie.
Devant une vision binoculaire normale ou anormale, les exigences de résultats sont radicalement différentes. Une prise en charge thérapeutique de qualité doit le prendre en compte.
Le risque de diplopie, risque incontestable (cf. « Diplopie dans les strabismes de l’adulte » au chapitre 12 ), a été très surestimé. Nombre d’adultes regrettent amèrement de ne pas s’être fait opérer plus tôt. La décision doit être prise par le patient après un colloque singulier avec son opérateur. Chez les adultes bien informés et bien préparés, ce risque est de l’ordre du pour cent.
Pour de multiples raisons, l’apparition d’un strabisme (même associé àune correspondance rétinienne normale) indique une vulnérabilité qui perdurera toute la vie (phénomène de boucle ouverte). La déviation va suivre les variations naturelles du tonus oculomoteur au cours de la vie, variations qui touchent également l’adulte. Pour résumer brutalement la situation, le strabisme est une maladie inguérissable. Un examen approfondi en montre toujours les stigmates.
Du fait de la variabilité de la maladie strabique, les parents de tout enfant pris en charge pour un strabisme doivent être informés que plusieurs interventions seront peut-être nécessaires pendant la vie de leur enfant. Il en est de même chez l’adulte.
En tant que thérapeute, on est toujours admiratif des capacités de compensation du système visuel. La recherche de cette compensation est d’ailleurs le fondement de la rééducation orthoptique. Cependant, qui dit compensation, dit effort. Cet effort au bout de quelques semaines, mois ou années s’accompagne d’une souffrance du système visuel et du patient.
Le thérapeute doit trouver par un interrogatoire attentif et bienveillant les discrets symptômes qui perturbent la vie du patient, symptômes que celui-ci sous-estime très souvent. Ce n’est qu’après une prise en charge rigoureuse souvent chirurgicale que celui-ci découvre combien sa maladie visuelle retentissait sur son état général.
Nous vivons une époque où le nombre d’interventions chirurgicales a explosé. Chaque année bat des records par rapport àla précédente. Néanmoins, on constate que pour un certain nombre d’ophtalmologistes et d’orthoptistes opérer un trouble oculomoteur est presque un mot « grossier ». Certes, les limites de la chirurgie sont importantes — mais pas plus ni moins que dans d’autres surspécialités — mais, le plus souvent, la chirurgie reste la solution la plus efficace et la plus simple.
On n’insistera jamais assez sur la souffrance des sujets strabiques et le sentiment de dévalorisation que ces patients portent sur eux devant une glace. Une patiente me disait qu’elle ne regardait jamais ses yeux dans un miroir. Ce sentiment de dévalorisation est rappelé tout au long de la journée par le regard des autres (rejet par le monde professionnel).
La souffrance psychologique des enfants — l’amélioration du comportement et des résultats scolaires après une prise en charge chirurgicale de l’enfant strabique est une constante — et des adultes strabiques est très sous-estimée par les thérapeutes.
Le professeur M.-A. Quéré avait qualifié cet état de la façon suivante [ 1 ] :
-
l’isoacuité ;
-
la correction optique totale ;
-
une petite voire une très petite déviation strabique.
Ce calme oculogyre est la situation la plus confortable pour le patient ( fig. 1-1 ). Cette analyse se révèle parfaitement exacte dans la pratique de tous les jours.
Fig. 1-1 Le calme oculogyre selon Maurice-Alain Quéré, représenté par le trépied de Charles Rémy.
Le trépied de Charles Rémy symbolise l’équilibre optimal du sujet strabique avec une certaine vision stéréoscopique grâce au port de la correction optique, d’une isoacuité et d’une valeur angulaire réduite au minimum.
L’ophtalmologiste, l’orthoptiste et l’opticien font un trépied indispensable pour une prise en charge cohérente et efficace. Nous reviendrons sur ce point au chapitre 18 .
Dans les dix commandements de la prise en charge d’un strabisme en 1990, le professeur M.-A. Quéré disait que cette prise en charge était du domaine de l’ophtalmologiste praticien [ 2 ]. Vingt ans après, l’évolution de l’ophtalmologie a été telle que cet aphorisme se révèle inadapté àla situation réelle. Les différentes conversations que j’ai eues avec des ophtalmologistes installés depuis de longues années (au cours du DU de strabologie) me l’ont confirmé. La prise en charge de l’enfant, de l’amblyopie et du strabisme nécessite des compétences particulières et une organisation professionnelle adaptée àcette pratique. La strabologie et la prise en charge de l’enfant nécessitent que des ophtalmologistes se dédient àcette surspécialité et organisent leur vie professionnelle en fonction des exigences de cette prise en charge — que dirions-nous d’un collègue qui donnerait un rendez-vous pour une DMLA dans plus de douze mois ? Pour le strabisme, il s’agit de la même chose.
Un des objectifs des vingt prochaines années doit être que, dans chaque regroupement d’ophtalmologistes (cabinet de groupe ou service hospitalier), il y ait un collègue dédié à cette pathologie.
[1] Quéré M.-A. Physiopathologie clinique de l’équilibre oculomoteur. Paris, Masson, 1983.
[2] Quéré M.-A. Les dix commandements du strabisme. In : Le traitement médical des strabismes. Lissac Opticien, 1990, FNRO, 2003, 2006 : 3-9. En téléchargement libre : http://www.strabisme.net/strabologie/Telechargement/files/TTMedical.pdf