Chapitre 5Bilan objectif

D. Denis, S. Nadeau

Que le strabisme soit fonctionnel ou organique, sa gravité dépend de plusieurs facteurs souvent intriqués : les éventuelles lésions organiques, la date d’apparition, la précocité et la qualité du traitement. Le bilan objectif va permettre de mettre en évidence ces éventuelles lésions organiques situées sur la voie afférente et/ou efférente.

Lésions sur la voie afférente

Ces lésions empêchent la transmission de l’influx visuel au cortex visuel : opacification cornéenne congénitale, cataracte congénitale, colobome oculaire, dégénérescence tapétorétinienne, albinisme, atrophie optique, rétinoblastome… et elles sont à l’origine de la survenue d’un strabisme. Ainsi, 90 % des cataractes congénitales unilatérales ou bilatérales présentent un strabisme associé.

Après un examen oculaire en biomicroscopie, le diagnostic de ces « strabismes sensoriels » est le plus souvent évident ; mais le recours à des examens complémentaires (électrorétinogramme, potentiels évoqués visuels, OCT) peut s’avérer utile.

Lésions centrales et supranucléaires

Certaines anomalies cérébrales prédisposent au strabisme infantile, telles que les lésions du cortex pariéto-occipital et de la substance blanche sous-jacente, les hémorragies périventriculaires et intraventriculaires — la fréquence du strabisme augmentant de cinquante à cent fois — et d’autres lésions cérébrales moins spécifiques (tumeurs de la base, prématurité, trisomie 21).

Certains contextes cliniques, comme le strabisme divergent congénital et le strabisme d’apparition récente, doivent faire pratiquer un bilan neuropédiatrique et neuroradiologique.

Lésions sur la voie efférente

Les lésions organiques congénitales ou acquises des muscles, des nerfs et noyaux oculomoteurs sont à l’origine de strabismes périphériques caractérisés par des impotences motrices : paralysie des III, IV ou VI, paralysie des deux élévateurs, syndrome de Brown, de Duane, myasthénies et myopathies, craniosténoses… Le diagnostic est le plus souvent facile mais il nécessite la réalisation d’une imagerie cérébro-orbitaire dont le résultat aidera également à la prise en charge thérapeutique.

Examen clinique

L’examen clinique ophtalmologique complet d’un enfant strabique comprend de façon systématique un interrogatoire détaillé, un examen de la réfraction sous cycloplégie, une mesure de l’acuité visuelle, un examen de la vision binoculaire ainsi qu’un examen àla lampe àfente détaillant le segment antérieur (cornée, iris, cristallin), une tonométrie (avec pachymétrie) et une biomicroscopie du fond d’œil.

Examens complémentaires
RÉTINOPHOTOGRAPHIE

Un examen attentif du fond d’œil fait partie du bilan clinique de tout strabisme, particulièrement lorsqu’une amblyopie est associée. Selon l’âge de l’enfant, cet examen peut être de réalisation difficile et l’aide des rétinophotographies peut être utile.

Celles-ci permettent un examen attentif du pôle postérieur, tout particulièrement de la papille et de la macula. Elles ont également l’avantage de pouvoir être réalisées par des soignants non ophtalmologistes. Enfin, les rétinophotographies permettent une évaluation de la torsion oculaire en calculant notamment l’angle entre l’axe de la papille et la fovéa. Ces mesures ont été réalisées chez le sujet sain [410] et ont montré une utilité pour le diagnostic et la prise en charge des troubles cyclotorsionnels [7], tels que les déficits congénitaux du muscle oblique supérieur [5]. Les rétinophotographies ne doivent bien entendu pas remplacer l’examen du fond d’œil au casque mais en sont complémentaires.

PACHYMÉTRIE ET COMPTAGE CELLULAIRE

Ces examens ne sont pas systématiques mais trouvent un intérêt en cas de cataracte congénitale, colobome oculaire, opacification cornéenne congénitale.

ÉCHOGRAPHIE

L’échographie en mode A sera utile chez les enfants hypermétropes forts, permettant une évaluation de la longueur axiale et de la profondeur de la chambre antérieure.

L’échographie bidimensionnelle trouvera sa place en cas de trouble majeur des milieux (cataracte, opacification cornéenne).

TOMOGRAPHIE EN COHÉRENCE OPTIQUE

La tomographie en cohérence optique (OCT), très utilisé dans de nombreuses pathologies ophtalmologiques, ne fait pas partie du bilan classique du patient strabique. Cependant, plusieurs études ont cherché àévaluer l’éventuelle variation d’épaisseur rétinienne maculaire et péripapillaire sur les yeux amblyopes.

En effet, on pourrait s’attendre soit àune diminution du processus d’élimination des axones exubérants (lié au manque de stimulation de l’œil amblyope), soit àune diminution des fibres nerveuse comme cela se produit au niveau des colonnes de dominance oculaire de l’œil amblyope dans le cortex visuel [12].

Or, il ne semble pas exister de différence statistiquement significative d’épaisseur rétinienne entre œil sain et œil amblyope dans le strabisme [38], cette différence n’étant retrouvée qu’en cas d’amblyopie associée àune anisométropie [114]. Dans ce cas, l’augmentation d’épaisseur maculaire ou des fibres nerveuses péripapillaires est probablement liée au fait que les yeux amblyopes sont plus hypermétropes (chez les sujets étudiés), même si une relation entre amblyopie et épaisseur rétinienne ne peut être éliminée.

Par ailleurs, l’OCT de segment antérieur peut être utilisé au cours du bilan préopératoire de chirurgie oculomotrice [6] : il permet une bonne évaluation de la distance entre le limbe et l’insertion des muscles droits latéral et médial. Cet examen peut donc être une aide àla décision du geste thérapeutique.

ÉLECTRORÉTINOGRAMME

L’électrorétinogramme (ERG) permet le diagnostic et le suivi de pathologies rétiniennes, telles que l’albinisme ou les dégénérescences tapétorétiniennes. Sa réalisation est par ailleurs indispensable àl’interprétation des potentiels évoqués visuels.

POTENTIELS ÉVOQUÉS VISUELS

Les potentiels évoqués visuels (PEV) permettent le recueil, en regard des lobes occipitaux, des modifications électriques engendrées par des stimuli visuels. Ils évaluent avant tout le faisceau maculaire qui se projette sur une part importante du cortex occipital. Il s’agit d’examens non traumatisants, d’une bonne fiabilité et pouvant être facilement répétés même chez de jeunes enfants.

L’interprétation des potentiels évoqués visuels n’est jamais faite sans un ERG-flash, ERG-pattern voire multifocal.

Il n’existe pas de correspondance directe mais une relation étroite entre l’acuité visuelle (fonction de discrimination) et les potentiels évoqués visuels (fonctionnement de l’ensemble de la voie rétinocorticale) [9].

IMAGERIE CÉRÉBRO-ORBITAIRE
TOMODENSITOMÉTRIE

Les indications de la tomodensitométrie (TDM) pour l’analyse d’un strabisme sont rares. Elle reste cependant indiquée en cas d’implication du cadre osseux orbitaire dans le mécanisme du trouble oculomoteur et en cas de contre-indication de l’imagerie par résonance magnétique : corps étranger métallique orbitaire, claustrophobie, etc.

Imagerie par résonance magnétique statique

L’imagerie par résonance magnétique (IRM) permet une analyse non invasive et non irradiante du contenu orbitaire. Son analyse se fait dans les trois plans de l’espace : le plan neuro-oculaire (PNO, passant par cristallins, têtes du nerf optique et canaux optiques), le plan neuro-oculaire vertical (ou PNOTO, pour plan neuro-oculaire transhémisphérique oblique, passant par cristallin, tête du nerf optique, canal optique et trou occipital) et le plan coronal à cinq niveaux.

Les coupes coronales permettent de visualiser l’atrophie ou l’agénésie d’un muscle oculomoteur, notamment dans les syndromes paralytiques et les malformations de type craniosténoses. Elles permettent également de localiser avant chirurgie la position des insertions musculaires, de suivre le trajet des muscles, de localiser les poulies. Elles offrent également la possibilité d’évaluer les volumes musculaires et graisseux (orbitopathie dysthyroïdienne) ou d’étudier les modifications musculaires causées par la myopie forte.

Imagerie par résonance magnétique dynamique

L’IRM dynamique permet d’étudier la motilité oculaire [11]. Les images sont réalisées dans les mêmes plans que l’imagerie statique, dans les différentes positions du regard. Cette imagerie ne donne actuellement qu’une impression de mouvement liée àla succession d’images statiques. Elle a permis de mieux comprendre l’anatomie fonctionnelle normale mais son intérêt réside surtout dans l’exploration de cas pathologiques : limitation postopératoire, traumatisme oculaire (fracture du plancher de l’orbite), syndrome de rétraction.

L’IRM peut être une aide précieuse dans l’étude des muscles oculomoteurs (cf. chapitre 15), mais son coût et sa moindre disponibilité obligent àune collaboration étroite entre neuroradiologues et ophtalmologistes pour bien cibler l’examen.

Conclusion

Une lésion organique causale est décelée dans 15 % des strabismes (5 % de strabismes sensoriels, 10 % de strabismes moteurs périphériques et un très faible pourcentage de strabismes supranucléaires) expliquant l’obligation, dès le premier examen oculaire, d’un bilan paraclinique. Ce bilan orienté par la clinique donne des éléments essentiels pour la conduite du traitement. Dans le processus pathologique du strabisme fonctionnel, l’inné et l’acquis peuvent être impliqués : « Le strabisme provoque un mauvais développement du cortex visuel et le mauvais développement du cortex visuel peut être la cause du strabisme. » Dans le processus pathologique du strabisme sensoriel, toute la voie, des efférents moteurs aux efférents sensoriels, peut être touchée.

Bibliographie

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[5]  Lefèvre F, Péchereau A. Étude des rapports papille-fovéa par rétinophotographie chez des patients atteints d’un déficit congénital de l’oblique supérieur. J Fr Ophtalmol, 2009 ; 32 : 263-267.

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[14]  Yen MY, Cheng CY, Wang AG. Retinal nerve fiber layer thickness in unilateral amblyopia. Invest Ophthalmol Vis Sci, 2004 ; 45 : 2224-2230.