Chapitre 10Classification des strabismes selon leur conséquence sur la binocularité

C. Speeg-Schatz

Le strabisme est un défaut d’alignement des axes visuels. Il résulte d’un déséquilibre moteur entre les deux yeux. Il perturbe la correspondance sensorielle des deux yeux. Il est le signe cardinal :

  • d’un syndrome fonctionnel, le strabisme concomitant ;

  • ou d’un syndrome organique : les strabismes incomitants paralytiques, neurogènes ou myogènes.

Les points importants sont les suivants :

  • comprendre l’intérêt d’une binocularité et d’une expérience visuelle précoce ;

  • comprendre les conséquences d’un strabisme ;

  • comprendre l’intérêt de classer les strabismes en précoces et tardifs, afin d’en comprendre les conséquences sur la binocularité et les modalités thérapeutiques.

En cas de strabisme

Dans cette situation, chaque œil regarde à un endroit différent. De ce fait chaque œil envoie au cerveau une image différente. Celui-ci réagira de manière différente selon les cas :

  • rarement, le patient voit deux objets différents au même endroit : c’est le phénomène de confusion ;

  • plus souvent, en cas de strabisme aigu, le patient voit double, c’est-à-dire un seul objet, mais en deux lieux différents ; l’image fixée par l’œil fixant (c’est-à-dire aligné sur elle) apparaît normale et celle donnée par l’œil dévié apparaît estompée (parce que vue par l’aire rétinienne périphérique, correspondant du fait du strabisme àla fovéola de l’œil fixant) : c’est le phénomène de la diplopie ;

  • plus ou moins rapidement dans les strabismes durables de l’enfant, l’image estompée donnée par l’œil dévié est ignorée ou supprimée par le cerveau et le patient voit simple, un seul objet : c’est le phénomène de la neutralisation ou suppression.

Dans tous ces cas, le patient aura une perception réduite de la profondeur. Si la vision de l’œil dévié reste basse lorsque celui-ci prend la fixation, on parle d’amblyopie (étymologiquement « vue faible »). Celle-ci survient lorsque la suppression de l’image de l’œil dévié se fait à un âge précoce, qu’elle est constante et prolongée et qu’elle modifie l’organisation fonctionnelle du cortex visuel (cf. chapitre 6).

Si on raisonne en termes de correspondance rétinienne, l’image d’un objet tombe sur deux points non correspondants des deux rétines en cas de strabisme. À partir de là, une correspondance rétinienne anormale peut se développer. On peut dès lors comprendre toutes les possibilités :

  • la correspondance rétinienne reste normale en cas de :

    • vision binoculaire normale avec vision simple : alignement des axes visuels, fixation bifovéale avec fusion bifovéolaire et vision stéréoscopique normale ;

    • vision binoculaire normale mais précaire, avec vision simple : fusion périphérique normale, fusion bifovéolaire instable ou intermittente : ce sont les hétérophories (ou strabismes latents), les insuffisances de convergence, les tropies intermittentes ; la vision stéréoscopique est normale ;

  • la correspondance rétinienne est anormale en cas de :

    • vision binoculaire subnormale, caractéristique du microstrabisme ou syndrome de monofixation avec une déviation inférieure à 8 ?, fusion périphérique présente mais absence de fusion bifovéale, ou des microtropies alternantes ; il existe un certain degré de vision stéréoscopique, mais aux tests à contours seulement ;

    • vision binoculaire anormale avec fausse fusion périphérique et suppression centrale, alternante ou non, laissant la vision simple : cette réassociation binoculaire anormale entre les deux yeux permet un certain degré de vision stéréoscopique, d’autant plus performante que la déviation strabique est petite.

Le but de l’examen clinique d’un strabique est de mesurer la déviation des axes visuels et de déterminer le niveau de coopération sensorielle binoculaire.

En cas de strabisme concomitant

Au départ d’un strabisme, il existe un déséquilibre du système vergentiel.

L’équilibre ou le déséquilibre du système vergentiel est déterminé :

  • passivement par le tonus des muscles et de leurs enveloppes ténoniennes ;

  • activement par l’innervation de ces muscles.

C’est cette vergence tonique qui normalement établit l’alignement des axes visuels. Lorsqu’elle est excessive ou insuffisante, elle va provoquer un déséquilibre vergentiel, d’où résultera une déviation des axes visuels, une ésotropie en cas d’excès, une exotropie en cas d’insuffisance.

Le jeune enfant a une certaine réserve de vergence tonique pour stabiliser le lien binoculaire. Mais ce lien, encore fragile, peut se rompre. Au défaut d’ajustement de la vergence tonique s’ajoute, àcet âge, une faiblesse de la fusion. Le rôle respectif de ces deux facteurs dans l’apparition du strabisme est encore discuté.

Qui va développer un strabisme ?

Ce qui importe est :

  • l’âge d’installation du strabisme, quel que soit le sens de la déviation ;

  • son rapport avec les processus de consolidation de la binocularité ;

  • sa constance.

Les strabismes apparaissant précocement, lors de la période de consolidation de la binocularité (six à huit mois), représentent une pathologie àpart entière.

Les ésotropies et exotropies précoces constantes (fig. 10-1) auront toujours une binocularité anormale avec correspondance rétinienne anormale et fausse fusion sensorielle, chaque œil fixant en alternance ou l’un des yeux de façon dominante. À l’inverse, si l’enfant a une ésotropie ou une exotropie intermittente, il peut développer une expérience binoculaire normale et conserver une correspondance rétinienne normale.

Les strabismes installés plus tardivement (fig. 10-2), à un âge où la vision binoculaire est déjàacquise, peuvent évoluer de façon variable selon la solidité de cette vision binoculaire. Le patient gardera sa vision binoculaire normale lorsque le strabisme, partant d’une orthoposition, est purement accommodatif ; si, au contraire, il part d’un microstrabisme, sa vision binoculaire restera anormale.

Intérêt d’une classification des strabismes : les objectifs du traitement

La classification des strabismes est orientée par les objectifs du traitement.

Les objectifs sont :

  • de développer ou restaurer une isoacuité visuelle normale, ainsi que l’alternance droite/gauche ;

  • de corriger la déviation strabique de façon qu’une vision binoculaire (avec perception binoculaire de la profondeur) normale ou, à défaut, anormale puisse se rétablir ou se développer ;

  • d’éliminer une vision double ;

  • de restaurer une position normale de la tête ;

  • d’élargir le champ de vision des patients avec ésotropie ;

  • d’améliorer l’apparence esthétique, aux impacts psychologiques et sociaux.

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Fig. 10-1 Strabismes précoces constants.

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Fig. 10-2 Strabismes tardifs.

Proposition de classification

Nous distinguerons, avant tout, les strabismes concomitants des incomitants (ou paralytiques) et, dans le cadre des strabismes concomitants :

  • les strabismes selon le sens de leur déviation ;

  • les strabismes selon l’âge d’installation (tableau 10-I) :

    • précoces (apparus avant six à huit mois), sans expérience de binocularité normale : les traitements ont pour objectif de tenter d’instaurer une bi-ocularité (ou binocularité anormale) en réduisant la déviation à une valeur minimale ;

    • intermédiaires, jusqu’à deux ans et demi à trois ans, où, en raison d’un début de binocularité normale mais encore fragile, le déséquilibre oculomoteur entraîne très vite neutralisation et correspondance rétinienne anormale ;

    • tardifs (apparus après deux ans et demi àtrois ans), dont la binocularité est normale et le restera si la prise en charge est rapide : ce sont les strabismes normosensoriels dont le traitement à pour objectif de restaurer l’usage permanent de la vision binoculaire normale ;

  • les strabismes constants des strabismes intermittents.

Une autre classification, complémentaire de la précédente, sépare les strabismes selon leur lien binoculaire potentiel (tableau 10-II) :

  • dans les strabismes à binocularité anormale, il convient de séparer :

    • les strabismes précoces constants, qu’ils soient convergents ou divergents ;

    • les microstrabismes, dus à une anomalie constitutionnelle et héréditaire avec fusion anormale se développant sur la base d’une correspondance rétinienne anormale ;

    • les décompensations précoces ou tardives d’un microstrabisme : il passe en strabisme visible par déséquilibre de la vergence tonique et désordres accommodatifs surajoutés ;

    • les strabismes secondaires ;

  • dans les strabismes à binocularité normale, on sépare :

    • les strabismes précoces intermittents, convergents ou divergents ;

    • les strabismes tardifs, intermittents ou devenant constants, convergents ou divergents ;

    • les strabismes accommodatifs : typiques réfractifs ou/et dus à un dérèglement du système d’accommodation-convergence (excès de convergence) ;

    • les strabismes latents (hétérophories).

Conclusion

Devant un enfant strabique (tableau 10-III), il faut connaître : l’âge d’installation du strabisme, le caractère constant ou intermittent de la déviation strabique et, en fonction de ces deux éléments, les potentialités binoculaires, le caractère alternant ou monolatéral du strabisme (l’éventualité d’une amblyopie plus ou moins profonde), l’importance du désordre de l’accommodation-convergence évalué par la mesure de l’angle (après correction optique totale) et la différence entre la déviation de loin et de près. À partir de ces éléments, la prise en charge thérapeutique et le pronostic sensoriel et moteur de ces strabismes pourront être envisagés.

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Tableau 10-I –  Strabismes concomitants selon l’âge d’apparition.

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Tableau 10-II –  Strabismes concomitants selon le lien binoculaire.

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Tableau 10-III –  Classification des strabismes concomitants (Roth).

Synthèse des tableaux 10-I et 10-II, à double entrée : l’âge de début du strabisme en abscisse et les potentialités binoculaires en ordonnée ; les strabismes précoces se subdivisent en strabismes précoces et strabismes intermédiaires (précoces différés).

Pour en savoir plus

Cüppers C. Moderne schielbenhandlung. Klin Monatsbl Augenheilkd, 1956 ; 129 : 579.

Javal E. Manuel du strasbisme. Paris, Masson-CERES, 1896.

Ludvig E. Amount of eye movement objectively perceptible to the unaided eye. Am J Ophtalmol, 1949 ; 32 : 649 [cité par Cüppers].

Péchereau A. Classification des strabismes. Diplôme universitaire de strabologie, Nantes, 1998-2002.

Quéré M-A. Chirurgie des strabismes. In : Bérard P-V, Quéré M-A, Roth A, Spielmann A, Woillez M (éd.). Rapport àla Société Française d’Ophtalmologie. Paris, Masson, 1984.

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Rosenbaum AL, Santiago AP. Clinical strabismus management. Philadelphia, WB Saunders Compagny, 1999.

Roth A, Speeg-Schatz C. In : Roth A, Speeg-Schatz C, Klainguti G, Péchereau A. Chirurgie oculomotrice. Paris, Elsevier-Masson, 2012.

Tychsen L. Infantile esotropia: current neurophysiologic concepts. In : Rosenbaum AL, Santiago AP (eds). Clinical strabismus management. Philadelphia, WB Saunders Compagny, 1999 : 117-138.

Von Noorden GK, Campos EC. Binocular vision and ocular motility. 6th edition. Saint Louis, Mosby, 2002.