Chapitre 16Troubles fonctionnels et rééducation

S. Gottenkiene, D. Lassalle, A. Péchereau, M. Santallier, E. Toesca

I - La vision du sujet strabique1

A. Péchereau

Que voit un sujet strabique ?

Les données sur ce que voit un sujet strabique sont très parcellaires et il existe très peu de travaux dans la littérature qui explorent ce sujet. Il est légitime de faire le constat suivant :

  • il ne voit pas ou peu en relief ;

  • il voit bien d’un œil.

Mais à quoi sert l’information visuelle de l’œil dévié ? Est-elle perdue ou utilisée ? Partiellement ou en totalité ? Pour notre réflexion, nous nous aiderons de l’article remarquable du Professeur Heimo Steffen, « La vision de l’œil amblyope fonctionnelle », publié dans les actes du colloque de Nantes 2007 [6].

La fovéola de l’œil dévié

Commençons par des remarques simples mais dont les conséquences sont importantes.

Si le sujet voit double, la fovéola de l’œil dévié est utilisée : ceci est plus fréquent et beaucoup moins gênant qu’on ne le pense (cf. « Diplopie et strabisme de l’adulte » au chapitre 12). En effet, un travail systématique sur une population d’adultes strabiques (bilans préopératoire et postopératoire) [2] fait par des membres de notre équipe a montré :

  • une diplopie intermittente chez 30 % des patients ;

  • une diplopie permanente (non gênante) chez 25 % des patients.

Si le sujet ne voit pas double, il existe une neutralisation fovéolaire. Mais quelle est l’intensité de cette neutralisation ? S’agit-il d’une exclusion ou d’une diminution du niveau de perception ?

Pour nous aider dans notre réflexion, nous allons utiliser plusieurs publications d’origine allemande car, il faut le reconnaître, ce sont surtout (exclusivement ?) nos collègues d’outre-Rhin qui ont étudié cette question.

Analyse d’articles
PUBLICATION DE HEINRICH HARMS

C’est une publication de 1937 qui nous servira de référence [1].

Buts de l’étude
  • Déterminer quelles parties du champ visuel de l’œil droit et du champ visuel de l’œil gauche contribuaient au champ visuel binoculaire.

  • Déterminer quelles parties du champ visuel binoculaire n’étaient pas perçues par un œil.

  • Dans quelle(s) partie(s) du champ visuel binoculaire y a-t-il une suppression ?

Méthode

C’est la périmétrie binoculaire proportionnelle qui a été utilisée :

  • périmétrie binoculaire avec lunettes rouge/vert et écran de Bjerrum ;

  • stimulus lumineux de 2 cm de diamètre (perçu seulement par l’œil avec verre rouge) ;

  • le patient doit indiquer la couleur du stimulus perçu (rouge, vert, mélange, changement de couleur ou deux marques).

CAS N° 1
Situation clinique
  • 11 ans.

  • Strabisme convergent OD (22°).

  • Relation sensorielle : exclusion OD.

  • Acuité visuelle : OD : 2/35 ; OG : 5/5.

Analyse

Les tracés ont été relevés en périmétrie binoculaire (fig. 16-1).

image

Fig. 16-1 Périmétrie binoculaire : cas no 1.

(D’après Harms H., 1937 [1].)

Tracé de gauche (OG fixateur)

On peut constater en fixation par le bon œil (OG) les faits suivants :

  • il existe une utilisation quasi exclusive de l’œil gauche sur la totalité du champ visuel binoculaire ;

  • l’œil droit amblyope n’est utilisé que vers la gauche ;

  • on peut noter l’aspect arrondi du trait droit (trait épais) de délimitation des champs des deux yeux, situé au niveau de l’horizontalité, correspondant à la tache aveugle de l’œil gauche ;

  • dans le champ visuel de l’œil droit (la partie gauche du champ visuel), une petite zone provient de l’œil gauche : c’est probablement une zone qui correspond à la tache aveugle de l’œil droit.

Tracé de droite : scotométrie de l’OD (OG fixateur)

On peut constater les faits suivants :

  • le scotome relatif de l’œil droit, qui non seulement touche la fovéola mais s’étend sur la totalité de l’aire maculaire (conséquence de l’amblyopie ?) ;

  • un petit scotome dans le champ gauche, à proximité de la tache aveugle, qui correspond à la superposition de la macula de l’œil droit.

Commentaire

Ce premier cas montre que la coopération entre les deux yeux est complexe. L’œil dévié participe en permanence à l’activité binoculaire et le cerveau fait des arbitrages permanent entre l’information visuelle de chaque œil. Dès que l’information visuelle de l’œil dévié est supérieure à celle de l’œil fixateur, il choisit la première.

Par ailleurs, la dépression perceptive de la fovéola de l’œil dévié n’est pas limitée à la seule fovéola mais elle s’étend sur une bonne partie de l’aire maculaire. En tout cas, elle ne s’arrête pas « au couteau » au contact de la fovéola.

CAS N° 2
Situation clinique
  • 11 ans.

  • Strabisme convergent OD (5°).

  • Relation sensorielle : CRA.

  •  Acuité visuelle : OD : 5/35 ; OG : 5/4.

Analyse

Les tracés ont été relevés en périmétrie binoculaire (fig. 16-2).

image

Fig. 16-2 Périmétrie binoculaire : cas no 2.

(D’après Harms H., 1937 [1].)

Tracé de gauche : scotométrie de l’OG (OG fixateur)

On constate deux scotomes dans le champ visuel gauche :

  • le premier correspond au scotome de la tache aveugle de l’œil gauche (l’œil fixateur) ;

  • le second est voisin de la tache aveugle.

Cette dépression perceptive relativement étendue dans le champ visuel temporal de l’œil gauche (bon œil) correspond à la projection de la zone maculaire de l’œil droit.

Tracé de droite : scotométrie de l’OD (OG fixateur)

On constate un scotome en forme de poire. Il va du bord de la macula en nasal pour s’étendre et englober la tache aveugle en temporal.

Commentaire

La scotométrie de l’œil gauche fixateur (tracé de gauche) nous montre que le cerveau déprime l’information de l’œil fixateur quand l’information de l’œil non fixateur est plus pertinente. Ce fait est essentiel et doit être bien compris.

Le cerveau revient toujours à son modèle de référence : le sujet normal. Chez ce dernier, pour une direction visuelle donnée, c’est toujours l’information provenant de l’oeil le plus pertinent, qui est utilisé. Chez le sujet strabique, le cerveau procède de la même façon. Il est donc essentiel que l’amblyopie soit parfaitement traitée.

CAS N° 3
Situation clinique
  • 27 ans.

  • Strabisme convergent OD (7°).

  • Relation sensorielle : CRA.

  • Acuité visuelle : OD : 5/4 ; OG : 5/4.

Analyse

Les tracés ont été relevés en périmétrie binoculaire (fig. 16-3).

image

Fig. 16-3 Périmétrie binoculaire : cas no 3.

(D’après Harms H., 1937 [1].)

Tracé haut gauche : scotométrie de l’OD (OD fixateur)

On constate sur l’OD :

  • un scotome temporal correspondant à la tache aveugle ;

  • un scotome temporal correspondant à la projection de la macula de l’œil gauche sur l’œil droit fixateur.

Tracé haut droit : scotométrie de l’OG (OD fixateur)

On constate sur l’OG :

  • un scotome central englobant la totalité de la macula ;

  • l’emplacement correspondant à la tache aveugle.

Tracé bas gauche : scotométrie de l’OG (OG fixateur)

On constate sur l’OG :

  • un scotome temporal correspondant à la tache aveugle ;

  • un scotome temporal correspondant à la projection de la macula de l’œil droit sur l’œil gauche fixateur.

Tracé bas droit : scotométrie de l’OD (OG fixateur)

On constate sur l’OD :

  • un scotome central englobant la totalité de la macula ;

  • l’emplacement correspondant à la tache aveugle.

Commentaire

La scotométrie de l’œil gauche fixateur nous montre que le cerveau déprime l’information de l’œil fixateur quand l’information de l’œil non fixateur est plus pertinente.

Le phénomène de commutation fovéolaire (on devrait dire maculaire en l’occurrence) est parfaitement mis en évidence avec un oubli de toute l’aire maculaire de l’œil dévié quel que soit l’œil dévié. On peut également noter que l’importance du scotome est à peu près identique quel que soit l’œil fixateur. Le fait d’être dévié l’emporte sur l’acuité visuelle.

CAS N° 4
Situation clinique
  • 24 ans.

  • Strabisme divergent OD (7°).

  • Relation sensorielle : exclusion alternante.

Analyse

Les tracés ont été relevés en périmétrie binoculaire (fig. 16-4).

image

Fig. 16-4 Périmétrie binoculaire : cas no 4.

(D’après Harms H., 1937 [1].)

Tracé gauche : scotométrie de l’OG (OD fixateur)

La totalité du champ nasal gauche est exclu. La macula de l’œil gauche dévié n’est pas exclue mais sa valeur fonctionnelle doit être fortement diminuée puisqu’il n’y a pas de diplopie de notée.

Tracé droit : scotométrie de l’OD (OG fixateur)

La totalité du champ nasal droit est exclu. La macula de l’œil droit dévié n’est pas exclue mais sa valeur fonctionnelle doit être fortement diminuée puisqu’il n’y a pas de diplopie de notée.

Commentaire

On peut noter que l’exclusion de chaque œil se fait relativement « au couteau » et correspond à la projection de la verticale sur le champ visuel de chaque œil dévié. Ce qui est en dehors (temporal) est utilisé, ce qui est en dedans (nasal) n’est pas utilisé.

Un autre fait doit être signalé. C’est l’extension du scotome de l’œil dévié au-delà de la macula de l’œil fixateur. Il y a une véritable protection cérébrale de la macula de l’œil fixateur, montrant que le signal le plus pertinent est favorisé.

PUBLICATION DE VOLKER HERZAU

C’est une publication de 1980 [3] qui nous servira de référence.

Méthode

C’est également la périmétrie binoculaire proportionnelle qui a été utilisée (cf. supra).

TRACÉ N° 1

Les tracés ont été relevés en périmétrie binoculaire (fig. 16-5).

image

Fig. 16-5 Périmétrie binoculaire : tracé no 1.

(D’après Herzau V., 1980 [3].)

Tracé de droite
Situation clinique
  • Strabisme convergent sans amblyopie.

  • CRN.

Analyse

Au centre, prévalence de l’œil fixateur (traits verticaux). Dans le reste du champ visuel binoculaire, il existe une rivalité binoculaire entre l’OD et l’OG.

Tracé de gauche
Situation clinique
  • Microstrabisme convergent.

  • Amblyopie OD : 0,4.

Analyse

Dans le champ visuel binoculaire, il existe une rivalité binoculaire entre OD et OG avec une zone de prévalence verticale de l’OD.

Commentaires

L’arbitrage se fait en fonction de la valeur fonctionnelle.

TRACÉ N° 2

Les tracés ont été relevés en périmétrie binoculaire (fig. 16-6).

image

Fig. 16-6 Périmétrie binoculaire : tracé no 2.

(D’après Herzau V., 1980 [3].)

Situation clinique
  • Strabisme convergent.

  • Absence d’amblyopie.

  • CRA harmonieuse.

Analyse

Tracé gauche : fixation OD. Tracé droit : fixation OG.

Dans les deux champs visuels, le champ visuel binoculaire est divisé en trois :

  • la partie gauche pour l’OD (traits verticaux) ;

  • la partie droite pour l’OG (traits horizontaux) ;

  • une zone intermédiaire existe au centre : elle est due à la rivalité binoculaire entre OD et OG.

Commentaires

Chez ce sujet normal, la déviation entraîne une compétition intense entre l’information visuelle de chaque œil avec une zone centrale de forte compétition. En périphérie, chaque œil l’emporte en fonction de sa valeur fonctionnelle.

TRACÉ N° 3

Les tracés ont été relevés en périmétrie binoculaire (fig. 16-7).

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Fig. 16-7 Périmétrie binoculaire : tracé no 3.

(D’après Herzau V., 1980 [3].)

Situation clinique
  • Strabisme convergent.

  • Amblyopie OG : 0,02.

  • CRA.

Analyse

La partie contrôlée par l’OG est très loin du centre du champ visuel.

Commentaires

La contribution de l’œil dévié au champ visuel binoculaire (à la binocularité) est très marginale. La relation avec la valeur fonctionnelle de la fovéola est évidente.

TRACÉ N° 4

Les tracés ont été relevés en périmétrie binoculaire (fig. 16-8).

image

Fig. 16-8 Périmétrie binoculaire : tracé no 4.

(D’après Herzau V., 1980 [3].)

Situation clinique
  • Strabisme divergent.

  • Absence amblyopie.

  • CRA harmonieuse.

Analyse

La contribution de l’œil fixateur (OG) au champ visuel binoculaire est un peu plus grande que la contribution de l’œil dévié.

Commentaires

La encore, la contribution de l’œil dévié au champ visuel binoculaire (à la binocularité) est en relation directe avec la valeur fonctionnelle de la fovéola (acuité visuelle).

TRACÉ N° 5

Les tracés ont été relevés en périmétrie binoculaire (fig. 16-9).

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Fig. 16-9 Périmétrie binoculaire : tracé no 5.

(D’après Herzau V., 1980 [3].)

Situation clinique
  • Strabisme divergent avec hypertropie de l’OD.

  • Amblyopie OD : 0,05.

  • CRA.

Analyse

Malgré l’amblyopie forte de l’OD, les parties centrales de l’OD participent au champ visuel binoculaire, mais de façon extrêmement périphérique. Il existe une limite oblique pour les deux yeux.

Commentaires

La encore, la contribution de l’œil dévié au champ visuel binoculaire (à la binocularité) est en relation directe avec la valeur fonctionnelle de la fovéola (acuité visuelle).

Suite à ces remarquables travaux, on peut insister sur quelques points :

  • l’information visuelle de chaque oeil est utilisée : chez le strabique, les deux yeux participent à la perception du monde visuel mais de façon inégale ;

  • la neutralisation n’est pas un phénomène « au couteau » (fig. 16-10) ; c’est un phénomène complexe où l’importance de la déviation et de l’amblyopie de l’oeil dévié joue un rôle essentiel ;

  • la part de l’oeil dévié dans le résultat final dépend de deux paramètres :

    • le niveau intrinsèque de performance visuelle de chaque œil : plus l’acuité visuelle de chaque oeil est élevée, plus la coopération binoculaire est intense. L’oeil amblyope est d’autant plus perdant que l’amblyopie est profonde. Le traitement de l’amblyopie est donc la priorité des priorités dans la prise en charge de tout sujet présentant un trouble oculomoteur. La notion d’une « petite amblyopie protectrice » n’a aucun support ;

    • l’importance de la déviation : plus l’angle est important, moins l’oeil dévié participe à l’activité binoculaire ; l’obtention du plus petit angle est un des objectifs prioritaires du thérapeute.

Dans la coopération binoculaire du sujet strabique, les arbitrages du cerveau sont à chaque instant complexes et dynamiques. À chaque instant et pour chaque zone de l’espace, le cerveau arbitre entre l’information visuelle des deux yeux et choisit la plus pertinente.

Conclusion

Chez le sujet strabique, le système visuel fait les mêmes arbitrages que le sujet normal : il optimise le traitement de l’information visuelle provenant de chaque oeil. Pour chaque direction visuelle, il utilise l’information la plus pertinente. La qualité de cette information est donc essentielle. De ce fait, les deux objectifs fondamentaux de la prise en charge d’un patient strabique sont :

  • la guérison de l’amblyopie (aphorisme de Charles Rémy : « Le monoculaire précède le binoculaire. ») ;

  • la réduction angulaire (aphorisme d’André Roth : « La vision binoculaire est angle-dépendante. »).

Ces deux éléments avec le port de la correction optique totale — qui est l’élément le plus pertinent pour assurer la stabilité de la déviation au cours de la vie — constituent le trépied du « strabique heureux » de Charles Rémy (cf. fig. 1-1, au premier chapitre de cet ouvrage).

Bibliographie

[1]  Harms H. Ort und Wesen der Bildhemmung bei Schielenden. Albrecht v. Graefes Archiv für Ophthalmologie, 1937 ; 138 : 149-210.

[2]  Hatton J, Chicot A. La diplopie postopératoire chez les adultes opérés de strabisme. Mémoire de fin d’études d’orthoptie. Nantes, 2008.

[3]  Herzau V. Untersuchungen über das binokulare Gesichtsfeld Schielender. Documenta Ophthalmologica, 1980 ; 49 : 221-284.

[4]  Jampolsky A. Characteristics of suppression in strabismus. AMA Arch Ophthalmol, 1955 ; 54 : 683-696.

[5]  Péchereau A. La vision du sujet strabique. In : La sensorialité. XXXVe Colloque de Nantes (2010). FNRO, Nantes, 2011 : 183-195.

[6]  Steffen H. La vision de l’œil amblyope fonctionnelle. In : L’amblyopie. XXXIIe Colloque de Nantes (2007). FNRO Éditions, 2010 : 39-56. http://www.amblyopie.net/Documents/Ambl/Ambl.html.

II - La rééducation orthoptique aujourd'hui
Le bilan orthoptique décrypté pour le non-strabologue

M. Santallier

POURQUOI DEMANDER UN BILAN ORTHOPTIQUE ?

L’ophtalmologiste prescrit un bilan orthoptique dans un but précis. Il peut adresser un patient qui se plaint de troubles fonctionnels ou un patient sans plainte mais pour lequel il suspecte un trouble oculomoteur :

  • les signes fonctionnels sont variables : céphalées, diplopie, fatigue visuelle, difficulté à l’appréciation des distances, impression d’avoir un œil qui tourne, torticolis, mauvaise adaptation aux verres progressifs… ;

  • adresser un patient sans plainte : pour dépister un strabisme, rechercher une microtropie devant une amblyopie unilatérale qui persiste malgré le port de la correction optique totale, un discret torticolis non remarqué par le patient ou son entourage, un trouble de la motilité révélé lors de la consultation ophtalmologique.

PRÉALABLES AU BILAN ORTHOPTIQUE

Tout patient adressé à l’orthoptiste doit avoir une correction optique optimale. Il faut rappeler que la prise en charge d’un trouble oculomoteur passe d’abord par le port de la correction optique totale prescrite sous cycloplégie. L’orthoptiste est habilité à réaliser cet examen à condition qu’il soit prescrit par l’ophtalmologiste. Il doit avoir un minimum de renseignements médicaux, notamment les pathologies ophtalmologiques associées et la prescription des lunettes.

CE QU’ATTEND LE PRESCRIPTEUR DU BILAN ORTHOPTIQUE

L’ophtalmologiste non strabologue a besoin de réponses précises aux questions :

  • Existe-t-il un strabisme ? Celui-ci est-il récent ou ancien ? Est-ce une paralysie oculomotrice ?

  • La sensorialité est-elle normale ?

  • Y a-t-il besoin de rééducation ?

  • Faut-il opérer ?

C’est à l’orthoptiste de rendre compréhensible son bilan. Et pour cela, il doit donner une conclusion à son compte rendu comme le demande le décret n° 2007-1671 du 27 novembre 2007 (Journal officiel du 28 novembre 2007, cf. encadré).

Décret de compétences (Code de la santé publique)

Art. R. 4342-2. – Sur prescription médicale, l’orthoptiste établit un bilan qui comprend le diagnostic orthoptique, l’objectif et le plan de soins. Ce bilan, accompagné du choix des actes et des techniques appropriées, est communiqué au médecin prescripteur.

L’orthoptiste informe le médecin prescripteur de l’éventuelle adaptation du traitement en fonction de l’évolution et de l’état de santé de la personne et lui adresse, à l’issue de la dernière séance, une fiche retraçant l’évolution du traitement orthoptique.

DÉCRYPTAGE D’UN BILAN OCULOMOTEUR
SIGNES FONCTIONNELS ET ACUITÉ VISUELLE

Le rappel des signes fonctionnels et le niveau d’acuité visuelle seront logiquement identiques à ceux du médecin prescripteur. Le test d’acuité visuelle doit être mentionné car ils n’ont pas tous la même valeur. L’acuité visuelle groupée est à privilégier, ainsi que l’utilisation d’une échelle logarithmique. S’il existe un traitement d’amblyopie, celui-ci doit être clairement décrit : traitement d’attaque (occlusion sur peau et alternance de celle-ci) ou traitement de consolidation.

EXAMEN MOTEUR

Il comprend l’examen sous écran, ou cover-test. Les conventions d’écriture sont les suivantes :

  • E pour ésophorie et Et pour ésotropie ;

  • X pour exophorie et Xt pour exotropie ;

  • HD pour hyperphorie droite (hauteur droite) et HDt pour hypertropie droite ;

  • HG pour hyperphorie gauche (hauteur gauche) et HGt pour hypertropie gauche ;

  • un « ’ » indique un angle de près : par exemple E’ pour ésophorie de près et X’t pour exotropie de près.

Les phories sont des troubles oculomoteurs latents. Les tropies sont des troubles oculomoteurs patents. En cas de tropie, l’œil fixateur ou le degré d’alternance doit être mentionné.

Les chiffres qui suivent ces codes indiquent en dioptries (?) la valeur de la déviation correspondante. Plus le chiffre est élevé, plus la déviation est importante. Les faibles déviations sont de moins de 8 ? pour l’horizontalité et de moins de 4 ? pour la verticalité. Les grandes déviations horizontales sont à partir de 30 ?. La valeur de l’angle est un élément important dans la prise de décision d’une chirurgie.

L’examen sous écran se fait :

  • en position primaire, c’est-à-dire dans la direction du droit devant de loin puis de près ;

  • en position de torticolis, où une tropie peut passer en phorie, où le patient peut exercer sa vision binoculaire, où le patient trouve une position de confort ;

  • dans les quatre positions stratégiques du regard (en haut, en bas, regard à droite et à gauche) à la recherche des syndromes « A » et « V » et pour la mesure des éléments verticaux :

    • le syndrome « A » est une ésotropie plus importante dans le regard en haut que dans le regard en bas ou une exotropie plus faible dans le regard en haut que dans le regard en bas (au moins 10 ? de différence) ;

    • le syndrome « V » est une ésotropie plus faible dans le regard en haut que dans le regard en bas ou une exotropie plus importante dans le regard en haut que dans le regard en bas (au moins 15 ? de différence).

Le signe de Bielschowsky confirme une paralysie de l’oblique supérieur quand l’hypertropie d’un œil augmente en inclinant la tête sur l’épaule du même côté que la hauteur. Si l’hypertropie augmente en inclinant la tête sur l’épaule opposée, cela est en faveur d’une divergence verticale dissociée (DVD).

Les tests de détente (épreuve de Marlow et + 3 d) donnent des indications sur l’angle de base et les facteurs innervationnels. Dans les exotropies intermittentes, ils permettent d’approcher au mieux l’angle maximum en diminuant le contrôle de la déviation et sont déterminants dans la décision d’une chirurgie. Dans les ésotropies avec l’incomitance loin-près, où l’angle de près est plus important que l’angle de loin, le test des + 3 d permet de faire la part des choses entre un excès d’accommodation ou un facteur innervationnel.

L’examen moteur se poursuit par la motilité, qui examine les versions (les deux yeux regardent ensemble et successivement dans les huit positions cardinales ; des hyperactions peuvent alors être suspectées) et les ductions où chaque œil sera sollicité dans les six champs d’action musculaire (une hypoaction peut alors être identifiée). Ainsi, des hyperactions ou hypoactions peuvent être observées :

  • une hyperaction sera juste décrite : par exemple, une élévation en adduction n’est pas synonyme d’hyperaction de l’oblique inférieur. Une hyperaction doit être validée par l’examen sous écran de façon à s’assurer de l’augmentation de la déviation verticale par rapport à la position primaire. Une hypertropie qui augmente en abduction est en faveur d’une DVD. Une hypertropie qui augmente en adduction est en faveur d’une hyperaction de l’oblique inférieur ipsilatéral ;

  • une hypoaction (limitation) d’un ou plusieurs muscles peut présager d’une paralysie oculomotrice ou d’un syndrome de restriction (Stilling-Duane, Brown, orbitopathie dysthyroïdienne, plancher orbitaire…).

Les vergences font aussi partie de l’examen moteur. Elles ne se feront que s’il n’existe pas de tropie et si la correspondance rétinienne normale est présente. Elles se font dans l’ordre suivant : « D, D’, C et C’ » et elles renseignent sur les amplitudes de fusion. Si les valeurs sont trop faibles, l’orthoptiste pourra les rééduquer à condition que la correction optique soit optimale et portée en permanence.

La rééducation ne peut être entreprise que si les problèmes accommodatifs ont été solutionnés (port de la correction optique totale) et qu’il persiste des signes fonctionnels. En effet, la plupart de ceux-ci disparaissent avec le port permanent de la correction optique totale : la rééducation n’est alors plus nécessaire.

EXAMEN SENSORIEL

Il comporte l’étude de la correspondance rétinienne et la mesure de la vision stéréoscopique.

État de la correspondance rétinienne

Cette étude de la correspondance rétinienne se fait au test des verres striés de Bagolini, au verre rouge, au synoptophore… L’état de celle-ci devra apparaître clairement. Un patient est en correspondance rétinienne normale (CRN) ou correspondance rétinienne anormale (CRA) ; la dualité de correspondance rétinienne n’existe pas. Un patient en CRA le restera. Un patient en CRN retient toute notre attention car nous devons maintenir cet état.

En cas de neutralisation, il faut avoir recours à d’autres éléments pour déterminer la correspondance rétinienne. En effet, il faut éviter de lever une neutralisation. La rééducation pour lever la neutralisation peut donner lieu à une diplopie très invalidante à retard.

Vision stéréoscopique

Une vision stéréoscopique inférieure à 100 secondes d’arc est une bonne vision stéréoscopique (surtout au TNO, qui est le test de référence). Elle atteste d’un potentiel de coopération binoculaire. Si elle est nulle, cela montre un état oculomoteur dégradé ou une amblyopie. Une vision stéréoscopique qui se dégrade, par exemple dans une exotropie intermittente, est un signe d’alerte pour envisager la chirurgie.

L’état sensoriel nous fixe les objectifs à atteindre dans le traitement du trouble oculomoteur :

  • nous avons un devoir de perfection en présence d’une CRN : isoacuité visuelle, orthophorie, pas de trouble des versions et des ductions et bonne vision stéréoscopique ;

  • notre objectif est plus humble en présence d’une CRA : isoacuité visuelle, microtropie, versions et ductions correctes.

Conclusion

Le traitement de l’amblyopie est une priorité. Celui-ci doit être bien mené, avec la prescription de la correction optique totale et un traitement d’attaque jusqu’à l’isoacuité visuelle, suivi d’un traitement de consolidation s’étalant souvent sur plusieurs années.

L’examen moteur est un facteur primordial pour la chirurgie. Déterminer avec précision les variations angulaires, les hyperactions, les hypoactions, les incomitances sont autant de facteurs dont le bilan doit rendre compte.

La sensorialité détermine l’objectif de traitement médico-chirurgical du trouble oculomoteur : devoir de perfection dans le cas de CRN, devoir de bien faire dans les CRA.

Une sensorialité anormale (CRA et neutralisation masquant une CRA) est une contre-indication à la rééducation.

Fatigue visuelle, ou asthénopie

S. Gottenkiene, E. Toesca

DÉFINITION

La fatigue visuelle, ou asthénopie, entraîne des difficultés à soutenir un effort visuel en vision de près. L’asthénopie regroupe un ensemble de symptômes liés à la fatigue des muscles oculomoteurs et ciliaires expliquant les deux types principaux d’asthénopie : sensorielles (accommodative) et motrice (musculaire).

SIGNES

Le terme de « fatigue visuelle » regroupe tout un éventail de plaintes liées à l’effort de vision : larmoiements, irritations, rougeurs et douleurs oculaires, douleurs orbitaires, céphalées (surtout frontales), vision fluctuante, vision trouble et parfois dédoublée, manque d’endurance à la lecture…

Le patient aura parfois des difficultés à exprimer ses sensations : il faudra bien l’interroger pour s’assurer que la gêne qu’il ressent est effectivement liée aux efforts visuels, et essayer d’en évaluer l’importance. Les troubles peuvent être occasionnels et légers mais ils sont parfois réellement invalidants et peuvent influencer péjorativement la qualité du travail : lenteur à intégrer les informations, mauvaise mémorisation, erreurs de lecture et de compréhension, sensation d’une baisse des performances intellectuelles.

La fatigue visuelle est significativement rythmée par le travail [9] : elle augmente en fin de journée et diminue le week-end et pendant les périodes de vacances. Elle est accentuée par le stress, la perception négative du contexte de travail, l’insomnie et la fatigue générale.

Lorsqu’elle est sévère, elle peut même affecter la qualité de vie du patient et son comportement.

QUI SE PLAINT DE FATIGUE VISUELLE ?

Les symptômes liés à cette fatigue oculaire sont variés, à type de douleurs oculaires, maux de tête, gêne à la lecture, l’écriture, la fixation d’un écran, flou visuel, impression de mise au point, difficultés au passage de la vision de loin à la vision de près, larmoiement, picotements, rougeurs oculaires, vertiges, sécheresse oculaire, sensation de lourdeur [4].

Les troubles touchent le plus souvent des personnes dont l’activité de près représente un pourcentage important du temps visuel quotidien [7] : les études et les périodes d’examens, les activités minutieuses de près de longue durée, le travail au microscope binoculaire, sont des terrains favorisants. Mais c’est le travail sur écran [2325] qui revient le plus souvent comme déclencheur des troubles : les ordinateurs font maintenant inévitablement partie du quotidien de millions de salariés. Travailler sur écran de longues heures d’affilée impose des contraintes qui favorisent le stress visuel : immobilité relative du regard, diminution de la fréquence des clignements, sollicitation insuffisante de la vision de loin, concentration intense. À cela s’ajoute la fatigue générale du corps liée à l’immobilité globale, à une posture souvent mal adaptée et à la répétition des gestes : fatigue corporelle et fatigue visuelle s’influencent mutuellement.

Dans le contexte du travail sur écran, c’est le groupe des quarante à cinquante ans qui souffre le plus de troubles visuels : à cet âge, les capacités d’accommodation s’affaiblissent ainsi que l’endurance aux efforts posturaux imposés par l’activité sédentaire prolongée. Les femmes semblent être plus touchées que les hommes. Les plaintes sont plus fréquentes chez les salariés qui effectuent des tâches monotones et de basse qualification que chez ceux qui ont des tâches plus variées. La gêne est parfois accentuée par la peur d’« abîmer ses yeux », surtout lorsque le patient est réfractaire à ses conditions de travail. L’ordinateur a encore la mauvaise réputation de causer des troubles visuels, alors qu’il n’est que le révélateur de défauts préexistants : petits astigmatismes et petites hypermétropies en particulier, qui auront pu, plus facilement que des myopies, passer inaperçus auparavant.

Plus rarement, la fatigue visuelle peut être causée par une activité prolongée de loin, comme la conduite d’un véhicule. Les chauffeurs routiers par exemple doivent faire face, surtout de nuit, à un stress visuel considérable : atténuation de l’acuité visuelle et des contrastes s’accompagnant de perturbation de l’appréciation des distances, changements successifs d’éclairage, éblouissement, nécessité accrue de concentration visuelle et de vigilance.

Les enfants ne sont pas épargnés par la fatigue visuelle mais leurs plaintes sont peut-être moins bien exprimées que celles des adultes. Très tôt, ils cumulent les efforts de fixation scolaire et ceux de la fixation d’écrans (ordinateurs, consoles de jeux) au détriment d’activités qui sollicitent la vision de loin. La fatigue visuelle peut compliquer les apprentissages chez des enfants qui sont déjà en difficulté.

CAUSES

Il est absolument indispensable de faire pratiquer un examen ophtalmologique complet avant toute prise en charge orthoptique : des troubles visuels peuvent accompagner n’importe quelle maladie oculaire et n’importe quelle pathologie causant une faiblesse générale. Il ne faudrait pas qu’une rééducation orthoptique intempestive fasse perdre un temps précieux pour dépister et traiter ces maladies.

En dehors de ces cas, la fatigue visuelle est généralement causée par :

  • une amétropie, une presbytie, négligées ou mal corrigées ;

  • une insuffisance de convergence, un déséquilibre oculomoteur, une asthénopie d’accommodation ;

  • de mauvaises conditions d’installation ou d’éclairage ;

  • une sollicitation exagérée de la vision de près ;

  • une sécheresse oculaire, dont souffriront plus particulièrement les porteurs de lentilles : la climatisation, l’environnement enfumé ou la présence de poussières dans l’air favorisent la sécheresse de l’œil. Dans le cadre du travail sur ordinateur, la position de l’écran a toute son importance : s’il est situé trop haut, il entraîne une grande ouverture palpébrale, exposant ainsi une grande partie de l’œil à l’évaporation du film lacrymal. S’ajoute à cela la diminution de fréquence du clignement spontané, due à l’attention visuelle soutenue.

Il faudra également interroger le patient sur les médicaments qu’il prend régulièrement, en particulier les psychotropes (neuroleptiques, anxiolytiques, antidépresseurs et hypnotiques) [19] : ils sont largement consommés en France et peuvent causer des troubles de l’accommodation et de la vision binoculaire.

FORMES CLINIQUES

Cet ensemble peut être regroupé en deux grands groupes.

ASTHÉNOPIES SENSORIELLES ACCOMMODATIVES
Réfractive

C’est la cause la plus fréquente. Il s’agit d’un manque de correction optique ou d’un astigmatisme mal corrigé (axe qui tourne) [20].

Accommodative

C’est l’hypermétrope non décelé ou mal corrigé.

Spasme accommodatif

C’est l’hypermétrope corrigé par un verre de myope en raison d’une absence de cycloplégie avant prescription.

Presbytie

C’est le jeune presbyte non encore corrigé.

Aniséiconie

Elle peut être la conséquence d’un changement de mode de correction (lunettes vers lentilles), d’une chirurgie réfractive ou de la cataracte. Par traitements généraux, certaines thérapeutiques peuvent créer une asthénopie (anxiolytiques), de même que l’usage de psychotropes.

ASTHÉNOPIES MOTRICES
Hétérophories

Les hétérophories entraînent une asthénopie fusionnelle en vision de loin et en vision de près. Les symptômes sont variables et dépendent de l’activité et de l’état du patient. L’amplitude de fusion doit être suffisante pour contrôler la déviation et la maintenir latente [13].

Insuffisance de convergence

Elle présente une exophorie de près et une absence de déviation de loin (contrairement aux hétérophories). Le punctum proximum de convergence est éloigné et les vergences sont faibles.

Déviations verticales

L’amplitude de fusion verticale est faible (4 ? ou moins). Il s’agit classiquement de la paralysie de l’oblique supérieur (efforts de fusion pour lutter contre la déviation verticale et la torsion). Il s’agit d’une asthénopie tardive. Il faut donc rechercher une paralysie de l’oblique supérieur devant des signes fonctionnels d’asthénopie [2].

TRAITEMENT
CORRECTION OPTIQUE

Dans tous les cas, la priorité sera de rechercher et de corriger tout défaut optique : une réfraction scrupuleuse sous cycloplégique sera absolument indispensable chez l’enfant et, parfois aussi, chez l’adulte.

Chez le presbyte, l’équipement devra être adapté aux besoins particuliers de son activité, avec éventuellement des verres progressifs spécifiques : la position de travail, l’étendue du champ nécessaire de vision nette et la profondeur de champ ne sont pas les mêmes pour un musicien, un dentiste, une personne qui travaille sur ordinateur ou un enseignant. Il faudra résister à la tentation de surévaluer la correction de presbytie dans l’espoir de soulager un peu les efforts du patient. Au lieu de le reposer, cette surcorrection entraînerait à la longue une paresse accommodative.

RÉÉDUCATION

Lorsqu’une insuffisance de convergence, une hétérophorie modérée ou une asthénopie accommodative sont retrouvées, le traitement orthoptique apporte généralement une amélioration franche et durable des signes fonctionnels. Le nombre, la fréquence, le contenu des séances ainsi que les exercices d’entretien à faire chez soi doivent être adaptés à chaque patient. Il ne faudra pas attendre de ces traitements un effet sur le déséquilibre de base, mais une compensation plus facile qui rendra le travail visuel moins pénible [12].

En cas d’hétérophorie importante ou de phorie-tropie, l’orthoptie ne suffira pas toujours à améliorer le confort visuel. La rééducation devra alors être complétée par une chirurgie pour voir disparaître les symptômes.

CHIRURGIE

Elle donne de bons résultats pour l’exophorie, l’exotropie intermittente, la parésie de l’oblique supérieur, le torticolis, les nystagmus. La chirurgie réfractive n’est proposée qu’après bilan orthoptique et un essai de lentilles de contact.

Un certain nombre (rare) d’ésophories présentant une sensation de fatigue visuelle est la conséquence d’une position de repos en convergence (le diagnostic se fait sous anesthésie générale). Seul un acte chirurgical peut les soulager.

Rappelons qu’aucune prescription prismatique ne devrait être supérieure à 10 ? (somme cumulée des prismes) [17]. Cette valeur (plus de 10 ?) doit toujours se faire poser la question d’une éventuelle chirurgie.

Conseils au patient

La prise en charge sera incomplète si on ne donne pas au patient des conseils de bon sens :

  • limiter la durée du temps de travail (et de loisir) sur écran ou de près ;

  • fractionner et varier les tâches ;

  • respecter des temps de pause réguliers : environ cinq minutes toutes les heures ;

  • solliciter régulièrement la vision de loin pour soulager l’accommodation ;

  • se forcer à cligner plus souvent, éviter les facteurs qui favorisent l’assèchement de l’oeil ;

  • corriger sa posture pour éviter la tension musculaire générale ;

  • adapter l’ergonomie du poste de travail et l’éclairage à la tâche ;

  • améliorer quand c’est possible la qualité d’impression des documents de travail ;

  • sur écran, rechercher les réglages de luminosité, contraste et taille des caractères les plus confortables.

Chez les enfants, il faudra éviter les comportements myopigènes : durée déraisonnable devant les consoles de jeux, l’ordinateur et la télévision, lecture excessive (bien plus rare !). Il faudra les encourager à diversifier leurs activités de loisirs au profit d’activités où la vision de loin est sollicitée. La rééducation orthoptique sera souvent moins nécessaire qu’un peu de discipline car, en dehors des exigences scolaires, leurs contraintes visuelles ne sont pas incontournables.

Conclusion

La fatigue visuelle ne disparaît pas toute seule en l’absence de traitement, du port de la correction optique nécessaire ou de l’allégement des contraintes visuelles.

Insuffisance de convergence

E. Toesca

DÉFINITION

L’insuffisance de convergence est une diminution de l’amplitude motrice de fusion en convergence, caractérisée par l’incapacité d’un patient à maintenir un bon alignement des yeux sur un objet situé en vision de près [18].

SYMPTÔMES

Les signes de l’insuffisance de convergence sont liés à des situations visuellement exigeantes, prolongées, centrées sur des tâches réalisées en vision de près (lecture, ordinateur…). Les symptômes sont multiples et peuvent être présents ou non. Ils sont à type de diplopie, asthénopie, vision trouble transitoire, fatigue anormale, maux de tête (céphalées), adaptation posturale anormale, difficultés de concentration [24].

DIAGNOSTIC

Le diagnostic d’insuffisance de convergence est établi après l’obtention de l’histoire de la maladie, la réalisation d’une réfraction sous cycloplégique et l’évaluation de l’amplitude de fusion du patient (convergence et divergence). Celui-ci est posé par l’ophtalmologiste (après élimination d’une maladie organique) avec l’aide de l’orthoptiste (mesure des capacités de convergence).

EXAMENS CLINIQUES
TEST DES REFLETS ET COVER-TEST

L’étude de la vision binoculaire retrouve au test des reflets cornéens de Hirschberg une absence de strabisme, confirmée par le test de l’écran unilatéral. Le test de l’écran alterné retrouve très fréquemment une exophorie plus ou moins marquée en vision de près.

MESURE DES VERGENCES (PRISMES DE BEHRENS)

La mesure des vergences (convergence et divergence) et donc de l’amplitude de fusion se fait dans l’espace avec des prismes, de loin et de près, avec et sans correction optique si nécessaire.

Convergence

De loin, le sujet fixe un point lumineux (5 mètres) ; la barre de prismes horizontale est placée base temporale devant un œil afin de faire réaliser un mouvement de convergence (de temporal à nasal) lors de la compensation par l’œil de la diplopie provoqué par interposition du prisme (image sur les deux maculas). Le prisme est augmenté jusqu’à ce que le sujet ne puisse plus le compenser et qu’il signale alors une diplopie constante. La valeur de la convergence est celle du prisme le plus fort n’entraînant pas de diplopie.

De près, on utilise la même technique mais le point lumineux est alors situé à 30 cm.

Les valeurs normales de convergence sont :

  • de loin : de 8 ? à 12 ? ;

  • de près : de 30 ? à 40 ?.

Divergence

On utilise la même technique que pour la convergence, mais le prisme est placé base nasale pour faire réaliser à l’œil un mouvement de divergence (de nasal à temporal).

Les valeurs normales de divergence sont :

  • de loin : 2 ? à 4 ? ;

  • de près : 6 ? à 8 ?.

Les mesures inférieures à ces valeurs ou réalisées avec difficultés signent une insuffisance de convergence.

MESURE DU PUNCTUM PROXIMUM DE CONVERGENCE

La mesure du punctum proximum de convergence (PPC) permet de déterminer les capacités de convergence du sujet : il correspond au point le plus rapproché sur lequel les deux yeux peuvent converger.

Méthode objective

Le sujet fixe un objet situé à 30 cm des yeux et on lui demande de maintenir la fixation sur l’objet. On rapproche alors l’objet du sujet jusqu’au moment ou un œil perd la fixation (ne converge plus). La valeur normale du punctum proximum de convergence est de 8 cm à 10 cm du rebord orbitaire.

Méthode subjective

Le PPC est noté lorsque le patient ne peut plus maintenir la fusion en convergence et signale voir double.

Toute mesure inférieure signe une insuffisance de convergence voire une paralysie de la convergence.

Dans une insuffisance de convergence, le PPC objectif peut être normal alors que le PPC subjectif peut être plus éloigné, ce dernier est donc plus fiable pour le diagnostic d’insuffisance de convergence. Il est à noter qu’une différence importante entre le PPC objectif et le PPC subjectif est un critère de mauvais pronostic pour la rééducation [18].

Amplitude de fusion au synoptophore

En utilisant les mires de fusion, les bras du synoptophore sont déplacés successivement en convergence puis en divergence, la valeur de l’amplitude de fusion est notée lorsque le sujet ne fusionne plus les deux mires et signale une diplopie.

PRÉVALENCE

L’insuffisance de convergence peut se manifester à n’importe quel âge. Elle est plus fréquente dans la population des jeunes adultes. Son incidence dans la population générale est de 0,1 % à 0,2 % [1].

TRAITEMENT : POUR QUI ?

Les insuffisances de convergence peuvent être diagnostiquées fortuitement lors d’un examen ophtalmologique de routine, sans aucun symptôme mentionné par le patient. Ces patients sans difficultés lors de sollicitations visuelles en vision de près mais de diagnostic positif ne nécessitent aucun traitement. Il faut juste en avoir la notion car une insuffisance de convergence très bien tolérée au départ peut avec le temps devenir symptomatique.

Il faut retenir que seuls les patients avec signes fonctionnels gênants sont à traiter.

MÉTHODE DE TRAITEMENT
MÉDICAL

Que l’insuffisance de convergence soit associée ou non à une hétérophorie, le traitement consiste en un travail en convergence et en divergence dans le but d’augmenter la possibilité d’amplitude de fusion pour diminuer les signes fonctionnels. Il faut entraîner les muscles oculomoteurs (droit médial) grâce à un mouvement obtenu par déplacement de l’image selon diverses méthodes. Le travail se fait généralement dans l’espace aux prismes en exerçant le patient à dépasser sa capacité fusionnelle lors de l’augmentation des prismes, et de façon artificielle avec le synoptophore, où le principe reste le même que pour les prismes. Généralement, il faut commencer par forcer la convergence de près, celle de loin s’améliorant simultanément à celle-ci, puis la divergence permettant de détendre les muscles — éviter les spasmes par relâchement de l’accommodation. D’autres méthodes de traitement dérivées de celles-ci existent mais ne sont pas abordées ici [16].

Une guérison complète consiste en une bonne amplitude de fusion, dans l’espace et au synoptophore, sans effort excessif et n’entraînant pas de signes fonctionnels.

CHIRURGICAL

La décision de procéder à une chirurgie des muscles oculaires doit être prise avec prudence et seulement après que tous les autres moyens ont échoué. Cette chirurgie est très rare.

PRONOSTIC

L’insuffisance de convergence répond très bien aux exercices de convergence et à un taux de réussite élevé puisqu’il est rapporté de 70 % à 80 % des cas selon les études [614].

PATHOLOGIE ASSOCIÉE

L’insuffisance de convergence peut être associée à des troubles neurologiques, tels que des maladies neurodégénératives (maladie de Parkinson, paralysie supranucléaire progressive, maladie de Huntington, etc.), des traumatismes crâniens, des myasthénies graves, des ophtalmopathies thyroïdiennes, ainsi qu’à la prise d’agents chimiques et pharmacologiques, et à des ischémies [28].

Conclusion

L’insuffisance de convergence est l’une des indications principales de la rééducation orthoptique et ne peut être envisagée qu’en présence d’une vision binoculaire correcte et seulement en cas de signes fonctionnels gênants. La rééducation pratiquée avec une correction optique lorsque cela est nécessaire consiste à améliorer la capacité de convergence et donne de bons résultats.

Rééducation orthoptique et strabisme

D. Lassalle

Depuis le milieu des années soixante-dix, nous savons que les patients présentant des troubles oculomoteurs précoces et qui n’ont pas eu d’expérience binoculaire normale pendant leurs premiers mois de vie, ne peuvent plus, et ceci de façon définitive, créer un lien binoculaire normal.

Les patients avec binocularité anormale ne doivent en aucun cas bénéficier d’une rééducation orthoptique.

De même, tout patient pour lequel nous n’aurons pas démontré de façon certaine une sensorialité normale devra être considéré comme un patient à sensorialité anormale jusqu’à preuve du contraire.

TYPE DE RELATION BINOCULAIRE

Sa détermination constitue le point essentiel de notre démarche.

Cependant, du fait d’un certain nombre de difficultés pratiques et techniques non résolues, telles que la précision de la mesure de l’angle (3 ? à 4 ?), le jeune âge du patient, l’importance de la déviation strabique, le port de la correction optique…, il est bien souvent impossible de statuer de manière définitive sur l’état de la relation binoculaire.

C’est pourquoi il est capital de rechercher des signes moteurs, tels que la DVD, le nystagmus manifeste latent, l’hypermétrie de refixation, qui sont quasi pathognomoniques d’une sensorialité anormale et qui, bien souvent, permettent de mieux appréhender l’état binoculaire du patient.

PRISE EN CHARGE D’UN STRABISME

Au niveau sensoriel, il existe deux mondes : celui de la binocularité normale et celui de la binocularité anormale.

Du fait de cette séparation, les objectifs à atteindre seront très différents :

  • en cas de binocularité normale, nous devrons viser la guérison fonctionnelle totale (isoacuité, orthophorie et vision stéréoscopique normale) ;

  • en cas de binocularité anormale, nous ne pourrons obtenir qu’une guérison fonctionnelle partielle (isoacuité, microtropie, union binoculaire).

PRISE EN CHARGE THÉRAPEUTIQUE EN FONCTION DE LA BINOCULARITÉ
CHEZ L’ENFANT

Que la binocularité soit normale ou anormale, en présence d’une déviation permanente, on obligera l’œil dominé à prendre la fixation pour lutter contre les perversions sensorielles.

Avant l’âge de la marche, on utilise les secteurs. Seule la sectorisation binasale est à retenir. Les secteurs doivent être le plus petit possible mais de taille suffisante pour entraîner l’alternance, le secteur le plus large étant placé devant l’œil dominant.

En cas d’exotropie, on préférera l’occlusion alternée.

Dès l’acquisition de la marche, on utilisera soit l’occlusion alternée soit les surcorrections optiques alternantes.

Ces différents traitements devront être maintenus jusqu’à l’âge de six à huit ans.

L’absence de vision binoculaire normale contre-indiquera de façon formelle toute thérapeutique orthoptique active (rééducation et prismes).

En présence d’une binocularité normale, une rééducation orthoptique ainsi qu’une prismation pourront être envisagées. Cette dernière s’adressera aux patients présentant une déviation concomitante primitive ou résiduelle (jusqu’à 10 ?) entraînant une diplopie.

En cas d’incomitance loin-près (primitive ou postchirurgicale), les verres progressifs constituent un traitement de choix. Si longtemps leur indication s’est limitée à l’incomitance loin-près avec binocularité normale, il est aujourd’hui fréquent de les prescrire en cas de binocularité anormale lorsque l’addition de près permet d’égaliser l’angle de loin et l’angle de près sur la base d’une microtropie. L’enfant n’étant pas presbyte, il faudra s’assurer du montage haut du verre, de manière à ce que la progression vienne « chercher l’œil ».

CHEZ L’ADULTE

Comme pour l’enfant, à l’exception de la sectorisation et de la surcorrection optique alternante, le traitement de l’adulte dépendra de l’état binoculaire normal ou anormal.

En effet, qu’il s’agisse de la rééducation orthoptique, du traitement prismatique ou de la prescription de verres progressifs, ce n’est pas l’âge du patient mais l’état binoculaire de ce dernier qui dictera le traitement.

Conclusion

Nous retiendrons que, tout patient qui ne présente pas une vision binoculaire normale certaine présente potentiellement une vision binoculaire anormale.

Cette binocularité anormale doit être respectée, une déneutralisation active pouvant entraîner une diplopie permanente très invalidante pour le sujet.

Malgré les difficultés techniques que nous rencontrons, il faut continuer à étudier l’état binoculaire des patients. Pourquoi ? Parce que l’étude de la binocularité permet de fixer les objectifs tant pour l’ophtalmologiste (rectitude en cas de binocularité normale, microtropie en cas de binocularité anormale), que pour l’orthoptiste (compensation prismatique ou/et traitement orthoptique en cas de vision binoculaire normale, pas de traitement actif en cas de binocularité anormale), que pour le patient (information sur les risques de diplopie postopératoire).

Qui rééduquer ?
S. Gottenkiene

L’objectif principal du traitement orthoptique est d’assurer au patient dans la mesure du possible une vision binoculaire (au sens large d’une harmonie de la fonction binoculaire) confortable, stable et durable.

La prise en charge orthoptique s’adressera aux patients atteints de :

  • strabisme ;

  • amblyopie ;

  • paralysie oculomotrice ;

  • nystagmus ;

  • hétérophorie ;

  • insuffisance de convergence ;

  • et, éventuellement, malvoyance, troubles de la posture et troubles des apprentissages, ces domaines plus spécialisés nécessitant que l’orthoptiste acquière une formation spécifique.

Dans tous les cas, l’intervention de l’orthoptiste débutera après l’examen ophtalmologique et une fois que le patient portera sa correction éventuelle d’amétropie et/ou de presbytie : c’est une règle incontournable, il doit être libéré de tout effort accommodatif anormal avant de commencer sa rééducation. Il est illusoire d’imaginer que l’orthoptie puisse être une alternative au port de la correction optique d’une amétropie ou d’une presbytie, même minimes.

Si on se concentre sur le domaine de l’équilibre binoculaire et de ses troubles, l’action rééducative orthoptique a pour but de maintenir ou de rétablir l’alternance oculaire et de favoriser la stabilité de l’équilibre binoculaire une fois que le résultat définitif de la chirurgie éventuelle sera obtenu. Cette action peut être séparée en deux catégories : les traitements « passifs » et les traitements « actifs ».

TRAITEMENTS « PASSIFS »

Le terme « passif » (occlusions, secteurs, pénalisations, prismes) est à prendre ici au sens où le travail ne sera pas mené par des exercices répétés au cabinet de l’orthoptiste, mais par le patient lui-même dans l’utilisation quotidienne et spontanée de sa vision. Le rôle de l’orthoptiste consistera à choisir le meilleur système, à bien l’expliquer au patient ou à ses parents, à contrôler régulièrement son efficacité (et son innocuité), et à décider du moment de sa suppression [15, 212227]. Ce sera un long accompagnement pré- et postopératoire, dont l’enjeu est la récupération de la vision binoculaire, normale ou anormale.

Ces prises en charges concernent les traitements de l’amblyopie, de la dominance anormale, de la diplopie et du nystagmus. Elles sont développées dans les chapitres qui s’y rapportent et nous n’en reparlerons donc pas ici.

TRAITEMENTS « ACTIFS »

Il s’agit d’exercices sensori-moteurs, binoculaires, qui ont pour but d’améliorer le confort visuel du patient en perfectionnant son travail binoculaire. Ils sont pratiqués au cabinet de l’orthoptiste.

Le principe est de stimuler la binocularité existante à l’aide d’appareillages permettant de donner à chaque œil son image, les images des deux yeux devant se fusionner en une perception unique. Les exercices se font à différentes distances de fixation en développant les amplitudes de convergence et de divergence physiologiques ainsi que le travail accommodatif, sans exagération. Les capacités acquises doivent permettre de supporter sans effort les contraintes visuelles quotidiennes du patient [1112].

Ces traitements, dénommés « traitements de fusion » ou « rééducation de vision binoculaire », sont exclusivement réservés aux patients :

  • en correspondance rétinienne normale (CRN) ;

  • qui présentent des plaintes en rapport avec une insuffisance de convergence, une hétérophorie mal compensée ou une asthénopie accommodative ;

  • et dont l’amblyopie éventuelle, s’il s’agit d’enfants, a déjà été rééduquée.

Les plaintes sont généralement des céphalées, une fatigue visuelle, une décompensation intermittente. Les résultats subjectifs seront très bons dans les insuffisances de convergence, et meilleurs dans les exophories que dans les ésophories pour des raisons évidentes de contrôle de l’effort à fournir.

L’objectif de ces exercices étant de faire disparaître les signes fonctionnels, les patients qui ne se plaignent de rien ne doivent absolument pas être rééduqués même si une hétérophorie ou une mauvaise convergence ont été dépistées lors d’un examen de routine : le confort de la vision est moins dépendant des éventuelles imperfections de l’équilibre binoculaire que des contraintes visuelles imposées par les activités quotidiennes, notamment professionnelles, du patient [8].

DANS LES STRABISMES, PEUT-ON NORMALISER LA VISION BINOCULAIRE PAR DES EXERCICES SIMILAIRES ?
STRABISME PRÉCOCE

Dans ce cas, de loin le plus fréquent, la correspondance rétinienne anormale (CRA) est de règle : c’est un mécanisme spontané et très efficace de protection contre la diplopie. Pour les petites déviations, qu’elles soient primitives ou post-chirurgicales, la CRA est la base du confort visuel et d’une rudimentaire vision binoculaire (anormale) qui favorisera la stabilité de l’angle. Tenter par des stimulations orthoptiques répétées de contrarier cette adaptation sensorielle protectrice a tous les risques de déclencher une diplopie insurmontable sans pour autant réussir à normaliser la correspondance rétinienne : il y a une cinquantaine d’années, strabologues et orthoptistes se sont attaqués avec zèle et conviction à la rééducation de la vision binoculaire des strabiques pour tenter, sans succès, de les guérir de leur CRA. Ce sont ces échecs qui ont permis de comprendre que l’absence d’expérience binoculaire normale pendant les premiers mois de la vie empêchait définitivement le développement d’une binocularité normale, et que la rééducation active, en luttant contre les capacités protectrices de suppression, faisait courir le risque d’une diplopie définitive.

STRABISME NORMOSENSORIEL

Dans ces strabismes plus rares, l’installation tardive ou intermittente de la déviation a permis le développement d’une vision binoculaire normale. Les avis concernant l’intérêt d’une rééducation active pré- ou postopératoire sont partagés :

  • pour certains, la relation binoculaire de ces strabismes étant complexe malgré la CRN, il vaut mieux ne pas la stimuler activement. Le traitement se limite à faire porter des prismes ou des verres bifocaux en préopératoire et au besoin en postopératoire, pour laisser la binocularité se développer d’elle-même ;

  • pour d’autres, la rééducation peut être envisagée, mais dans tous les cas et en particulier dans les exophorie-tropies, il faudra être très modéré dans le travail de l’amplitude de fusion : le but n’est pas de « masquer » la déviation en surdéveloppant la convergence mais d’entretenir le potentiel binoculaire jusqu’au moment propice à la chirurgie, tout en évitant la récidive de l’amblyopie lorsqu’il s’agit d’enfants.

DANS LES PARALYSIES OCULOMOTRICES, PEUT-ON FAIRE DES STIMULATIONS ACTIVES POUR HÂTER LA RÉCUPÉRATION ?

Les orthoptistes sont parfois confrontés à l’insistance d’un prescripteur dans le cadre d’une paralysie oculaire, l’idée étant que l’exercice répété du mouvement difficile va en améliorer l’amplitude : d’une part l’évolution d’une paralysie oculomotrice dépendra uniquement de l’évolution ou du traitement de sa cause ; d’autre part, les efforts répétés dans le champ d’action d’un muscle parétique ont peu d’effet sur l’efficacité de ce muscle, mais auront une grande répercussion sur son synergiste controlatéral qui deviendra hyperactif et contracturé [3]. C’est pour cette raison que la mécanothérapie avec oculo-exerciseurs a été abandonnée par la plupart des orthoptistes depuis longtemps, ainsi que toute rééducation active de la fusion [1]. La vision binoculaire doit simplement être favorisée aussi tôt que possible par la compensation prismatique de la déviation, si elle est réalisable.

SITUATIONS LIMITES

S’il est facile de trancher lorsque les contre-indications à la rééducation active sont évidentes, certains cas problématiques mettront l’orthoptiste à l’épreuve et nécessiteront toute sa finesse diagnostique et thérapeutique : que faire face à un patient qui présente des plaintes visuelles importantes sur une binocularité subnormale, une séquelle discrète de paralysie oculaire ancienne, un syndrome subjectif post-traumatique diffus [10], et pour lesquels le prescripteur n’a plus de proposition médicale à offrir ?

Ces situations particulières demandent de ne pas se montrer trop catégorique : il est raisonnable de proposer tout de même pour ces patients quelques séances « tests » très prudentes, qui permettront d’affiner le diagnostic avant de décider de poursuivre ou d’arrêter le traitement. Chaque patient est singulier : il a des possibilités d’adaptation dont on ne peut pas préjuger et chaque orthoptiste a, parmi ses patients, le souvenir de quelques cas « hors norme » chez qui une prise en charge personnalisée très précautionneuse a apporté un réel soulagement.

Conclusion

Les prises en charge orthoptiques sont devenues aujourd’hui majoritairement passives. Elles représentent un volume de travail très important de suivi en vue de l’optimisation des potentialités binoculaires, normales ou anormales, avant et après l’intervention éventuelle.

Bibliographie

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[2]  Bixenman WW. Vertical prisms. Why avoid them? Surv Ophthalmol, 1984 ; 29 : 70-78.

[3]  Bongrand M. Les rééducations des paralysies oculomotrices. Journal Français d’Orthoptique, 2001 ; 33 : 67-69.

[4]  Borsting E, Chase CH, Ridder WH 3rd. Measuring visual discomfort in college students. Optom Vis Sci, 2007 ; 84 : 745-751.

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